MOLCER 5, François de Massot

La guerre civile américaine – ou Guerre de Sécession – qui opposa les États esclavagistes du Sud (la Confédération) au gouvernement fédéral de Washington qui, sous la présidence d’Abraham Lincoln, rassembla les États du Nord et de l’Ouest est, de tous les conflits armés du XIXème siècle, celui qui eut les conséquences historiques les plus profondes. À son terme, l’esclavage fut aboli sur tout le territoire des États-Unis mais c’est à travers cette guerre sanglante que se forgèrent les États-Unis tels qu’ils se sont imposés pour devenir la première puissance impérialiste du monde.

Dès les prémisses de ce conflit, Marx et Engels en suivirent de près les développements. Le 11 janvier 1860, à la veille de l’éclatement du conflit, Marx écrit à Engels : « Les plus grands événements du monde actuel sont d’une part, le mouvement américain des esclaves et, d’autre part, le mouvement des serfs en Russie. » Dans cette lettre, Marx ajoutait « Je viens de lire dans le New-York Tribune qu’un soulèvement d’esclaves s’est produit au Missouri. Naturellement, il a été écrasé mais le signal est donné. Si les choses deviennent sérieuses, au fur et à mesure, qu’adviendra-t-il de Manchester ? » Manchester était alors le cœur de l’industrie textile britannique – l’un des axes du développement et de la puissance du capitalisme britannique – qui traitait le coton brut provenant des grandes plantations du sud des États-Unis. 70% des exportations américaines de coton étaient destinées à la Grande-Bretagne.

Au moment où s’amorce la guerre entre « le Nord et le Sud », les États-Unis sont déjà une grande puissance. Cependant, leur économie reste encore largement tributaire du capitalisme européen, en particulier, britannique. Les exportations américaines sont avant tout des produits du secteur primaire, blé, maïs, tabac et surtout, coton. Howard Zinn, dans son Histoire populaire des Etats-Unis, écrit à ce sujet : « Le soutien du gouvernement américain au système esclavagiste se fondait avant tout sur un indiscutable sens pratique. Aux environs de 1790, le Sud produisait un millier de tonnes de coton. En 1860, il en produisait un million de tonnes. Au cours de cette même période, le nombre des esclaves passe de 500 000 à 4 millions. » L’industrialisation s’accélère vers le milieu du siècle, elle est concentrée au Nord. Situation tout d’abord favorable au développement du capitalisme américain dans son ensemble. Ce sont les banques du Nord qui prêtent aux grands planteurs du Sud les sommes nécessaires au fonctionnement des plantations, les gageant sur la vente des récoltes à venir. Les profits engrangés par les planteurs du Sud sont investis dans le développement industriel et commercial du Nord.

L’esclavage dans les plantations (the chattel slavery), système de production précapitaliste, est donc employé comme moyen de constitution et de développement du capitalisme. L’étude de ce phénomène sera essentielle à l’élaboration de la théorie marxiste de l’accumulation primitive. On en trouvera les éléments dans les critiques faites à Proudhon par Marx puis dans la contribution à la Critique de l’Economie Politique, dans les travaux préparatoires au Capital et dans Le Capital lui-même.  L’équilibre entre les différentes fractions du capitalisme américain est remis en cause par le développement même qu’il engendre. Les intérêts du capitalisme industriel et commercial du Nord deviennent de plus en plus contradictoires avec le maintien d’une sorte d’autonomie de l’économie du Sud. Au fur et à mesure que de nouveaux territoires à l’ouest du pays se transforment en Etats adhérents à l’Union, la question de savoir s’ils doivent demeurer des Etats pratiquant l’esclavage et donc, dominés par l’oligarchie rurale du Sud ou, au contraire, devenir de nouvelles plateformes d’expansion du capitalisme industriel nécessitant un prolétariat (des travailleurs libres, salariés) devient l’occasion de multiples conflits et de compromis généralement conclus en faveur des propriétaires esclavagistes. L’oligarchie esclavagiste du Sud n’a pas seulement la crainte d’être vassalisée par le capital financier et industriel du Nord, mais elle est étreinte par la peur permanente d’un soulèvement des esclaves.

Pourquoi la guerre ?

Si l’esclavage n’est donc pas en lui-même contradictoire avec le développement capitaliste d’ensemble aux États-Unis, son maintien a exigé la constitution dans les États qui le pratiquent, d’un système politique largement contradictoire avec celui qui existe dans les États du Nord. Ce que C.L.R. James résume dans un article de 1943, « Les Nègres dans la Guerre civile, leur rôle dans la seconde révolution américaine » : « Le contraste est saisissant entre l’épouvantable tyrannie qui régnait au Sud et la vigoureuse démocratie politique du Nord. La nécessité de réprimer les esclaves qui se rebellaient sans cesse exigeait une rare violence. » La menace pesant sur le système esclavagiste se renforce. C’est dans cet ensemble complexe que se développe le Parti républicain – le parti de Lincoln et, en définitive, celui de la guerre contre le Sud – combattant pour la défense de l’Union, en fait, pour les intérêts de l’aile la plus avancée du capitalisme américain, parti dont la fraction la plus « radicale » commencera à poser la question de l’abolition de l’esclavage.

Howard Zinn, dans l’ouvrage déjà cité, poursuit en insistant sur le fait que le système esclavagiste est protégé au Sud par des moyens de contrôle qui sont « les lois, les tribunaux, les forces armées et le préjugé raciste des responsables politiques ». Il conclut ce passage en affirmant que « seul un soulèvement généralisé des esclaves ou une guerre généralisée auraient pu abattre un système aussi fortement étayé ». Il précise : « Un soulèvement général risquait de se révéler incontrôlable et de libérer des forces qui pourraient s’en prendre, au-delà de l’esclavage, au système d’enrichissement capitaliste le plus efficace du monde. En cas de guerre généralisée, en revanche, ceux qui la conduiraient pourraient en maitriser les conséquences. » Zinn indique ainsi le contenu révolutionnaire qu’aura la guerre civile. Le plus important, c’est la manière dont s’exprimera l’alternative entre « insurrection généralisée » ou « guerre ». En fait, à la faveur de la guerre, c’est l’insurrection généralisée des esclaves qui commence, en d’autres termes, c’est la révolution tant redoutée qui éclate...

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