MOLCER 2, Roger Revuz
Ce livre retrace l’action des ouvriers moscovites de 1920 à 1924, période de stabilisation du régime né en Octobre 1917. Pour Simon Pirani, la construction de l’Etat « ouvrier » par le parti bolchévique s’est traduite par l’affaiblissement de son implantation dans la classe ouvrière. En effet, les meilleurs militants communistes se retrouvaient dans les structures étatiques, dans l’Armée rouge ou encore étaient promus directeurs d’usine et de fait s’éloignaient de la condition ouvrière. Ainsi l’appareil d’Etat générait une élite communiste jouissant de privilèges : des salaires plus élevés et surtout un meilleur approvisionnement, à un moment où, au moins jusqu’en 1922, le salaire des ouvriers était versé en nature rationnée. A cela s’ajoutait le fait que de plus en plus les décisions politiques étaient prises par les organes du parti et que les soviets se révélaient être de plus en plus des organes de contrôle de l’administration municipale et cessaient d’être des forums de discussion. Pour Simon Pirani, cette élite communiste constitue l’embryon d’une nouvelle « classe dirigeante ». Un embryon seulement car l’auteur précise que si « des relations hiérarchiques de classe se mettaient en place », il estime qu’il serait « exagéré de dire qu’une classe dirigeante bureaucratique avait pris forme ».
Dépouillant les archives des soviets, des comités d’usine, des syndicats, des cellules du Parti et les rapports de la Tchéka-Guépéou , l’auteur nous plonge au coeur de la classe ouvrière moscovite et nous fait entendre la voix des ouvriers et des militants de l’époque. Et nous découvrons un mouvement ouvrier bien vivant. Les grèves sont fréquentes. Elles vont culminer en février-mars 1921 au moment de l’insurrection des marins de Cronstadt mais, nous dit l’auteur, « seule une minorité[d’ouvriers] était prête à exprimer sa solidarité avec les revendications de démocratie soviétique élargie qui dominaient le programme des rebelles de Cronstadt ». Le pouvoir bolchévique réagit aux grèves en arrêtant les meneurs, en pratiquant des licenciements massifs. Ce qui, nous dit Simon Pirani, revenait à condamner les ouvriers licenciés à mourir de faim dans la mesure où le salaire était encore largement versé en nature. Mais pour l’auteur il n’y a pas de situation révolutionnaire en mars 1921 car la majorité des ouvriers ne veulent pas renverser le régime… à qui ils reprochent cependant d’abandonner les idéaux égalitaristes de 1917.
L’insurrection de Cronstadt convainquit Lénine, au Xème congrès du parti bolchévique en mars 1921, d’abandonner le communisme de guerre (réquisitions des productions agricoles et interdiction du commerce privé) et d’instaurer la NEP (Nouvelle Politique Economique) qui signifiait un retour partiel à l’économie de marché. Simon Pirani évoque les réticences de beaucoup d’ouvriers, y compris ceux qui étaient membres du parti bolchévique, face à la NEP. Certes, elle permit un redémarrage de l’économie et à terme une augmentation du niveau de vie des ouvriers mais les restructurations industrielles créaient un chômage structurel qui rendait difficile de retrouver du travail quand on avait été licencié.
Un chapitre particulièrement intéressant est consacré au mouvement des sans-partis constitué par des ouvriers socialistes qui récusaient le parti bolchévique. Ainsi le Parti socialiste ouvrier et paysan créé par Panioutchkine, ancien oppositionnel bolchévique qui « voulait combattre la dégénérescence idéologique et organisationnelle du bolchévisme » au nom des valeurs égalitaristes d’Octobre 1917. Simon Pirani cite l’exemple des élections pour le soviet de Moscou en avril 1921 où les sans-partis obtiennent le quart des sièges et de bons résultats chez les travailleurs industriels et où le parti bolchévique n’obtient la majorité … que grâce au soutien des employés.
Tout un chapitre du livre est consacré à la mise en place des mobilisations de masse destinées à remplacer les formes de participation démocratique des masses. De grandes campagnes contre l’Eglise et le parti socialiste-révolutionnaire (SR) sont organisées. Si le parti réussit assez facilement sa campagne contre l’Eglise, il a plus de mal avec celle contre les SR où beaucoup d’assemblées ouvriers rechignent à voter des motions exigeant la peine de mort pour les SR.
Au début de 1922, le régime a réussi, par la répression, à réduire au silence ou à isoler tous les opposants non bolchéviques : sans-partis, militants menchéviques et socialistes-révolutionnaires, anarchistes. C’est au sein du parti bolchévique à partir de 1923 que s’organise la lutte contre la dérive bureaucratique avec la constitution de l’Opposition de gauche autour de Trotski ; une coalition qui, selon l’auteur, « avait peu de cohérence idéologique interne et moins de lien avec la classe ouvrière que les opposants précédents » de 1920. Et il précise que si l’Opposition de gauche revendiquait la « démocratie ouvrière », celle-ci devait être un privilège pour les membres du parti bolchévique et en aucun cas pour les sans-partis.
Simon Pirani décrit la naissance d’un contrat social entre les travailleurs et le parti bolchévique : le parti dirige et les ouvriers abandonnent leur pouvoir de décision au parti qui, en retour leur assurera une amélioration de leur niveau de vie. C’est ce contrat social qui perdurera entre la bureaucratie et la classe ouvrière jusqu’à la fin des années 1980 et l’effondrement de l’Union soviétique en 1991.
La Révolution bat en retraite, d’une lecture très agréable, est un livre foisonnant et passionnant, écrit, nous dit l’auteur qui fut un temps militant d’une organisation trotskiste anglaise, « d’un point de vue socialiste […] dans le sens originel de Marx ». Dans la préface, Eric Aunoble prévient que beaucoup d’assertions de Simon Pirani pourront faire débat mais n’est-ce pas le propre d’un bon livre que de susciter débat et réflexions ?
Un dernier mot pour remercier la petite maison d’édition, les nuits rouges pour la traduction de cet ouvrage dont l’édition anglaise date de 2008 !
MOLCER n°2, juin 2021 - Revue MOLCER
SOMMAIRE DU NUMERO 2 DE MOLCER Le congrès de Tours dans son contexte historique, par Julien Chuzeville, page 5 1920-2020 : le Comité de la Troisième Internationale et la fondation du Parti ...
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