MOLCER 1, Alain Cuenot
Première partie : Problématique de la négritude
Introduction
La poésie peut être une arme dans la lutte contre l’appareil colonial occidental et français. Plusieurs intellectuels comme Aimé Césaire, Alioune Diop, Léopold Sédar Senghor et Frantz Fanon se sont mobilisés pour tenter de mettre à bas le système colonial au cœur de l’Afrique. Ils se sont rassemblés, cherchant à révéler toute l’indignité d’un pouvoir dominateur multipliant les opérations de pillages et de meurtres. Ce procès qu’ils lancent à la face du monde doit pouvoir bouleverser les consciences au sein de l’opinion internationale. Comment au lendemain de la guerre de 1945 vont-ils s’organiser ? Quelle stratégie se soucient-ils de défendre ? Le manifeste de la négritude dont Césaire se fait l’interprète avec Senghor suffit-il à prendre la mesure exacte de la souffrance du colonisé réduit à l’esclavage le plus criminel et le plus morbide qui soit ? En plaçant le combat sur le plan culturel, Diop et sa revue Présence africaine peut-il bousculer l’ordre capitaliste et son impérialisme destructeur ? Fanon par le biais de la psychiatrie peut-il servir la cause de la liberté et de l’émancipation de l’opprimé souffrant dans son corps et sa chair ? Il est alors utile dans un premier temps de se pencher sur l’importance de l’engagement de Césaire, héraut de la négritude, décidé à redonner à l’Africain bafoué et méprisé toute sa dignité et sa fierté. Dans ce combat encouragé par Diop et Senghor, il est possible de saisir à la fois le bien-fondé de cette attitude mais également les limites d’une orientation littéraire et politique reposant exclusivement sur des valeurs africaines et antillaises, faisant silence sur la légitimité d’une position anticapitaliste à dimension idéologique véritable. Il est tout aussi utile dans un dernier temps de considérer avec attention l’attitude de Fanon qui, tout en soutenant les efforts de ses camarades et de Césaire en particulier, cherche à travailler à assurer une désaliénation du colonisé face à l’emprise mortifère de la domination du Blanc, tout en soutenant avec constance un combat politique anticolonialiste majeur pour révéler une humanité nouvelle à dimension universelle.
Césaire et le Manifeste de la négritude
Ces différents intellectuels d’origine antillaise ou africaine soutiennent chacun avec leur sensibilité propre un combat sans répit contre l’appareil colonial français et occidental. Césaire, tout d’abord, se bat très tôt pour dénoncer l’horreur du système esclavagiste qui a frappé les Antilles et le continent africain depuis des siècles. Césaire, né le 26 juin 1913 à Fort de France en Martinique, est d’une famille bourgeoise aisée et d’une grande culture. Boursier, il s’inscrit au Lycée Louis Le Grand à Paris. Il fréquente le salon littéraire de P. Nardal et y retrouve Diop et Senghor. Il se lie d’amitié avec Léon-Gontran Damas et fonde avec lui le Journal L’Etudiant noir. Il adhère aux Jeunesses Communistes en 1935. Regagnant la Martinique en 1939, il est professeur de lettres au lycée Schoelcher et rédige une première version du Cahier d’un retour au pays natal dans lequel il fustige le racisme et l’idéologie colonialiste française. Avec Georges Gratiant, René Ménil et Aristide Maugée, il anime la revue Tropiques. En 1941, il rencontre André Breton qui depuis Marseille a fui le régime de Pétain pour rejoindre les États-Unis. Ce dernier rédige la préface du Cahier d’un retour au pays natal qui sera publié dans la revue Fontaine de Max-Pol Fouchet
Sur le plan littéraire, il fait paraître avec l’appui de Senghor, en 1948, dans Présence africaine, une Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache, préfacée par Jean-Paul Sartre qui met en lumière le principe de négritude. Avec Les Armes miraculeuses, il lance un cri de révolte contre le pouvoir colonialiste blanc et appelle son pays, les Antilles mais aussi l’Afrique, «terre de douleur de tous les hommes au passé d’esclave» à se mobiliser pour recouvrer une dignité perdue et bafouée. Avec Les Chiens se taisaient, tel un lutteur prêt à se battre pour bousculer le joug colonial, il veut libérer les hommes de leur aliénation séculaire. Dans son Cahier d’un retour au pays natal, véritable texte manifeste de la négritude. Il tourne sa fureur contre l’Occident, dans un flot noir de rancœur, il sonne «la levée massive des races nostalgiques» contre le Blanc «aux babines saignantes, aux yeux d’acier, connu seulement par lui et ses frères sous les espèces du geôlier, du missionnaire, du colon exploiteur toujours, assassin parfois». Il décline son état civil en ces termes : «mon nom: offensé ; mon prénom : humilié ; mon état : révolté ; mon âge: l’âge de pierre». Il possède un pays : «l’immense continent noir ; une race celle des hommes à peau brune et l’arme toujours dégainée d’une haine océanique contre tous les Blancs, envahisseurs, exploiteurs, violeurs et assassins». Prenant pour cible le monde blanc capitaliste, il veut détruire ce «blockhaus de l’Europe» et donne force à un combat «enraciné dans l’humus d’une humiliation millénaire». Il s’en prend aussi à ses propres frères qui ont trahi, «devenus chiens rabatteurs au sifflet de l’homme blanc». Par la fureur et la révolte, Césaire ne s’embarrasse pas de stratégie politique, il veut dénoncer instinctivement toutes les injustices de l’Occident oppresseur. Avec une écriture charnelle, d’inspiration surréaliste, il veut que chaque homme de couleur révèle toute la richesse poétique de sa langue, de sa culture, de ses traditions, rompant définitivement avec l’héritage européen qui continue à éduquer sans vergogne une moitié de l’humanité au nom d’une prétendue supériorité morale.
Diop aussitôt lui apporte son appui et se dévoue sans limite à sa cause. Alioune Diop est né le 10 janvier 1910 à Saint-Louis du Sénégal. Titulaire d’un bac classique latin-grec, il poursuit ses études universitaires à Alger et obtient une licence de lettres classiques. Dès 1947, il fonde la revue Présence africaine dont le but est de faire connaître les œuvres littéraires des romanciers et des poètes noirs et en premier lieu les publications de Césaire, de faire découvrir toute la force créatrice du langage africain, toute la beauté de la culture et des traditions de la civilisation noire. Diop dans cette entreprise obtient aussitôt l’appui du milieu intellectuel parisien. Durant l’été 1946, il fait la connaissance de Michel Leiris et de Georges Balandier, tous deux ethnologues au Musée de l’homme ainsi que de l’équipe rédactionnelle de La Revue Internationale dirigée par Pierre Naville. Il bénéficie de l’appui de Sartre. Dès 1947, Diop rencontre Senghor ainsi que Césaire à Paris. Le comité de patronage de la revue Présence Africaine compte les personnalités suivantes : Emmanuel Mounier, Jean-Paul Sartre, Augustin-Jean Maydieu, Pierre Naville, Michel Leiris, Albert Camus, Paul Rivet, Théodore Monod, Léopold Sédar Senghor, et l’écrivain noir américain anticolonialiste Richard Wright.
Senghor, comme Césaire, met en lumière le principe de la négritude. Il est né le 9 octobre 1906 à Joal, ville côtière au sud de Dakar. Passionné de littérature française, il rejoint la France et s’inscrit au Lycée Louis Le Grand en 1928. Titulaire d’une agrégation de grammaire en 1935, naturalisé français, il enseigne au lycée de Tours puis de Saint Maur des Fossés et suit en même temps les cours de linguistique à L’École Pratique des Hautes Études d’Ethnologie sous la direction de Marcel Mauss et de Marcel Cohen. Fantassin dans l’infanterie coloniale durant les hostilités, il est arrêté en juin 1940 à La Charité-sur-Loire et interné au camp de Poitiers rassemblant les troupes africaines. Menacé d’être fusillé, il parvient à être transféré à Bordeaux en novembre 1941. Libéré pour cause de maladie au printemps 1942, il reprend sa vie d’enseignant. Pour Senghor, l’Afrique est dépossédée de sa langue, de sa culture, de son histoire. Il s’agit de se réapproprier cet ensemble de valeurs centrées sur la négritude, de défendre une négritude plus subjective, plus inventive, plus mystique et moins politique à la différence de Césaire. Il compose une série de poèmes, Chants d’ombre en 1945 suivies d’Hosties noires en 1948. Il participe en tant qu’auteur à la publication de L’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache avec Césaire.
Contradictions et limites de la négritude
Si la démarche de Césaire et de ses compagnons est saluée favorablement par la presse communiste et non communiste, plusieurs intellectuels tiennent à émettre certaines réserves sur le principe de la négritude. Naville ancien dirigeant trotskiste (1929 à 1939), alors membre de la Nouvelle Gauche, de son côté, s’implique personnellement pour soutenir la lutte anticolonialiste de Césaire et de ses camarades. Cependant son soutien reste réservé et critique. Observant que Césaire et Diop veulent faire de leur revue un lieu d’expression et de recherches littéraires, Naville tient à corriger une telle orientation. Il appelle chacun des collaborateurs de la revue à se mobiliser politiquement afin de prendre conscience des formes d’asservissement qui frappent le peuple africain plutôt que de se cantonner dans une position essentiellement culturelle, visant à défendre l’originalité et la richesse des traditions et des courants artistiques. La tâche la plus urgente, pour Naville, est de travailler à l’émancipation économique et démocratique de l’Afrique. Cette tâche n’incombe pas seulement aux élites africaines mais au peuple tout entier. Elle ne répond pas aux seules exigences de culture et d’éducation mais à une volonté politique de construire une société égalitaire où l’esclavage sera banni. L’affirmation du destin noir est un objectif prioritaire certes mais pour mener à bien ce combat, l’Afrique doit se lier aux travailleurs des usines et des campagnes, aux intellectuels et artistes afin de mettre fin à la politique de rapine et de racisme de l’Europe. L’important réside avant tout dans une prise de conscience de l’emprise des structures capitalistes qui pèsent tragiquement sur la condition sociale et culturelle des travailleurs africains.
Alors que Naville avec La Revue internationale assure une tâche d’éclaircissement doctrinal au sujet de l’engagement anticolonialiste de Césaire et des écrivains noirs, Sartre pour sa part en publiant en 1948 son Orphée noir, préface à L’Anthologie de la nouvelle poésie nègre et malgache, insiste sur l’importance de la conscience raciale comme levier culturel et moral d’émancipation des peuples colonisés d’Afrique qui doit, selon lui, rejoindre fatalement le sens de la lutte révolutionnaire internationale. Dénonçant le poids séculaire du colonialisme esclavagiste qui s’est abattu sur le peuple déporté et colonisé, Sartre appelle l’homme noir à revendiquer sa subjectivité noire devant l’arrogance du pouvoir blanc. Considérant alors dans cette entreprise de conquête de l’authenticité noire, l’œuvre de Césaire, Sartre y voit une dimension orphique réelle car, selon lui, «cette inlassable descente en soi-même fait songer à Orphée allant réclamer Eurydice à Pluton». Cette poésie qui paraît d’abord raciale est finalement un chant de tous pour tous. A ses yeux, le Noir, en dépouillant sa négritude au profit de la révolution, peut alors se considérer comme un prolétaire prêt à lutter contre le capitalisme et ses conditions d’exploitation partout présentes à travers le monde et rejoindre la lutte ouvrière internationale.
Ainsi, Sartre dans sa préface croit dans la force créatrice de la négritude et dans sa puissance révolutionnaire. Il pense qu’un tel concept pourra naturellement déboucher sur une lutte prolétarienne spécifique, la négritude, selon lui, n’étant qu’un passage et non un aboutissement. En se dépassant elle-même, elle rejoint logiquement la dimension universelle de la lutte des opprimés de couleur. Faisant preuve d’un bel optimisme, Sartre, à l’inverse de Naville, ne pose pas la question de l’organisation tactique et politique de la lutte anticolonialiste. Il se contente, au nom d’un idéalisme révolutionnaire généreux et abstrait, de discerner dans la poésie de Césaire et de ses compagnons le plus sûr ferment de lutte anticolonialiste, sans chercher à mesurer techniquement la réalité des mécanismes d’exploitation générés par le système colonialiste et à définir les moyens d’action indispensables pour abattre un tel pouvoir.
Césaire : «Le discours sur le colonialisme»
Malgré les réserves critiques émises par Naville, Césaire poursuit son travail de mise en accusation du colonialisme français et européen en publiant en 1950 son Discours sur le colonialisme[1]. Dans cet ouvrage, Césaire montre comment l’Occident, terre des droits de l’homme, s’est transformé en une machine effroyable d’exploitation esclavagiste, comparable par son degré de cruauté, au régime de terreur nazie.
Cette Europe est incapable, à ses yeux, de fonder une morale individuelle et de défendre les droits universels de l’homme, gangrenée qu’elle est par le nazisme : «Qu’on le veuille ou non : au bout du cul-de-sac Europe, je veux dire de l’Europe d’Adenauer, de Schuman, Bidault et quelques autres, il y a Hitler. Au bout du capitalisme, désireux de se survivre, il y a Hitler. Au bout de l’humanisme formel et du renoncement philosophique, il y a Hitler ». Citant aussi bien Ernest Renan, Albert Sarraut que le R.P. Muller, Jules Romains, Placide Tempels, Maud Mannoni, Il montre que chacun de ces intellectuels ou ethnologues distingués appelle à asservir les peuples indigènes considérés comme incultes, paresseux, incapables, au nom de la prétendue supériorité de la race européenne. Il évoque à travers les siècles, les expéditions militaires d’une sauvagerie inouïe, brûlant, pillant, assassinant selon la bonne volonté du maréchal Bugeaud, du colonel de Montagnac, du commandant Gérard, de l’officier de marine P. Loti. Il ne voit que domination et soumission. Dans ce système colonial, la puissance destructrice s’abat sur « des millions d’hommes à qui on a inculqué savamment la peur, le complexe d’infériorité, le tremblement, l’agenouillement, le désespoir, le larbinisme ». Quand on lui parle de civilisation occidentale contemporaine, il ne distingue qu’un système d’exploitation des travailleurs insupportable : «Chaque jour qui passe, chaque déni de justice, chaque matraquage policier, chaque réclamation ouvrière noyée dans le sang, chaque scandale étouffé, chaque expédition punitive, chaque car de CRS, chaque policier et chaque milicien nous fait sentir le prix de nos vieilles sociétés». L’Occident, qui prétend incarner la dignité humaine, légitime l’emploi systématique de la torture, se déclinant sous les termes techniques de «baignoire», «d’électricité», de «goulot de bouteille». Il révèle le cynisme actuel des députés qui font silence sur les massacres perpétrés par les autorités militaires en Afrique avec la bénédiction de la SFIO et du MRP[2] : «Pensez donc ! Quatre-vingt-dix mille morts à Madagascar ! L’Indochine piétinée, broyée, assassinée, des tortures ramenées du Moyen Age ! Et quel spectacle ! Ce frisson d’aise qui nous revigorait les somnolences ! Ces clameurs sauvages ! Bidault, avec son air d’hostie conchiée - l’anthropophagie papelarde et Sainte Nitouche ; Teitgen, fils grabeleur en diable, l’Aliboron du décervelage - l’anthropophagie des pandectes ; Moutet, l’anthropophagie maquignarde, la baguenaude ronflante et du beurre sur la tête ; Coste-Floret l’anthropophagie faite ours mal léché et les pieds dans le plat.
Inoubliables messieurs ! De belles phrases solennelles et froides comme des bandelettes, on vous ligote le Malgache. De quelques mots convenables, on vous le poignarde. Le temps de se rincer le sifflet, on vous l’étripe. Le beau travail ! Pas une goutte de sang ne sera perdue !»
La seconde partie de cet article paraîtra est paru dans MOLCER 2 sous le titre Le sens politique de la lutte anticolonialiste.
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[1] A. Césaire fait paraître son Discours sur le colonialisme en 1950 dans la revue Réclame. Présence africaine le fait éditer en 1955.
[2] Plusieurs responsables de la SFIO occupent des postes importants dans les colonies françaises comme Naegelen, gouverneur d’Alger, Péchard, gouverneur de l’AOF, Coppet, gouverneur de Madagascar, Moutet, ministre des Colonies. Du côté du MRP, Bidault est ministre des Affaires étrangères de 1946 à 1950, Teitgen est ministre de la Justice puis des forces armées de 1946 à 1948, Coste-Floret est ministre de la France d’Outre-mer de 1949 à 1950.