MOLCER 1, Roger Revuz

 Cette biographie de Friedrich Engels est parue il y a maintenant plus de dix ans.  Son auteur est un universitaire britannique qui a été un élu travailliste à la Chambre des Communes. La traduction de ce livre est la biographie de Engels la plus récente en français.
Amis depuis 1844, Marx et Engels étaient des révolutionnaires et si on attribue à Marx la paternité de l’idéologie marxiste qui triompha à partir de 1889 dans la Seconde Internationale, Tristram Hunt veut redonner à Engels la place qui fut la sienne dans l’élaboration de celle-ci.
Fils d’un industriel rhénan du textile, Engels occupa un poste de responsabilité dans l’entreprise familiale de Manchester pendant 19 ans de 1850 à 1869. Son salaire annuel était l’équivalent de 125 000 €. Ces revenus lui permirent d’entretenir financièrement Marx et sa nombreuse famille installés à Londres depuis 1849. D’ailleurs Marx surnommait son ami  « Monsieur Quittance »! Pour Tristram Hunt, Engels c’est Docteur Jekyll et Mister Hyde. De par ses fonctions de cadre d’une entreprise industrielle, Engels fréquentait le gratin de la société bourgeoise de Manchester. « Le révolutionnaire de 1849 était devenu un pilier de la bonne société de Manchester : il faisait des sorties à cheval avec la société de chasse du Cheshire ». Même si Engels disait qu’on pouvait « sans problème être tout à la fois un spéculateur boursier et un socialiste, et par conséquent détester et mépriser la classe des spéculateurs », celui qui se qualifiait lui-même de « second violon » par rapport à Marx vivait mal cette double vie « de magnat du coton et [de] socialiste révolutionnaire », au point de tomber en dépression en 1860.  En 1869, à 49 ans, quand le contrat qui le liait à la firme de Manchester prit fin, Engels s’installa à Londres à dix minutes de chez Marx à qui il rendit visite tous les jours jusqu’à la mort de celui-ci.
Pour Tristram Hunt, pendant les 19 années pendant lesquelles il occupa un poste dans l’usine de Manchester, Engels ne fit pas qu’entretenir financièrement Marx pour que celui-ci puisse ainsi se consacrer à la théoriele Capital.  Marx sollicita fréquemment Engels pour que celui-ci lui procure des informations sur le fonctionnement du capitalisme qu’il ne pouvait trouver dans les ouvrages du British Museum.  C’est Engels qui après la mort de Marx en 1883 publiera les tomes deux et trois du Capital à partir des notes laissées par Marx, notes que seul Engels parvenait à déchiffrer !
Engels, à Manchester, mena donc une double vie.  Gentleman bourgeois le jour, socialiste révolutionnaire la nuit.  Quand fut découvert qu’il vivait en couple avec une ouvrière irlandaise analphabète, Mary Burns, il dut se résoudre à dédoubler son domicile. Un logement pour recevoir ses relations d’affaires et un autre où il vivait sous un nom d’emprunt avec Mary et la soeur de cette dernière, Lizzy qui deviendra sa compagne après la mort brutale de Mary. 
Au fil des chapitres, Tristram Hunt évoque plusieurs accusations dont a été l’objet Engels après sa mort.  Une polémique menée au XXème siècle par des auteurs se réclamant par ailleurs du marxisme, tel Maximilien Rubel, accusait Engels d’avoir sciemment modifié la signification de l’œuvre de son ami, certains allant même jusqu’à prétendre que Engels porterait la responsabilité de l’idéologie officielle marxiste-léniniste. Tristram Hunt s’inscrit en faux contre cette affirmation : « ardent défenseur de l’individualité et partisan de la libre confrontation des idées, [il] n’aurait jamais pu adhérer au communisme soviétique du XXe siècle, en dépit de l’insistance avec laquelle le stalinisme se revendiqua de lui ». Il revient également sur le supposé « racisme » d’Engels.  On pourrait, dit-il, lui reprocher sa théorie des « peuples non-historiques » parmi lesquels il plaçait les Slaves, on pourrait aussi lui reprocher son soutien, dans un premier temps, aux conquêtes coloniales. Mais il abandonna assez rapidement son concept des « peuples non-historiques », fit volte-face sur le colonialisme et soutint les Chinois contre les Britanniques lors de la seconde guerre de l’opium ainsi que la révolte de Arabes et des Kabyles en Algérie. En revanche, suivant en cela les préjugés de son époque, il tenait des propos clairement homophobes.
Après la mort de son ami en 1883, Engels se transforma en défenseur du “marxisme orthodoxe”. Tristram Hunt montre bien que c’est grâce à Engels que le marxisme devint l’idéologie dominante dans la Seconde internationale. Son appartement londonien devint « la Mecque du socialisme international », accueillant entre autres visiteurs : Wilhem Liebknecht, August Bebel, Karl Kautsky, Emile Vandervelde, Paul Lafargue. Pour Hunt sa brochure Socialisme utopique et socialisme scientifique devint un best-seller et joua un rôle-clé dans la construction du mouvement socialiste international. Hunt se penche aussi sur l’affirmation par Engels de la possibilité de la transition au socialisme par la voie électorale.   Certains dirigeants de la social-démocratie allemande l’ayant interprétée comme un engagement inconditionnel en faveur des moyens pacifiques, Engels dut leur préciser que cette tactique de conquête du pouvoir n’était valable que pour l’Allemagne et « encore avec beaucoup de réserves ».  Hunt ajoute cependant que cette mise au point passa largement inaperçue, ce qui rendit Engels très amer.
 Tristram Hunt dresse un portrait chaleureux d’Engels, bon vivant, grand buveur de bière et de vins, doué d’un sens de l’humour malicieux, amateur de femmes, ayant mené « une vie marquée par le sacrifice et la contradiction », tout le contraire d’un portrait statufié. Son livre nous fait traverser le XIXe siècle révolutionnaire, le siècle de la révolution industrielle et de la construction du mouvement ouvrier international, nous donnant   l’occasion de croiser les Owenistes, les Chartistes, Proudhon, Bakounine et d’autres figures moins connues mais tout aussi intéressantes, comme par exemple l’une des  filles de Marx, Eleonor dite Tussy, militante qui joua un rôle-clé dans la radicalisation de l’East End -quartier ouvrier de Londres-,   le tout écrit d’une plume alerte et très accessible.  
                                                                                          
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