MOLCER 1, Pierre-Henri Lagedemon

« La question nationale est un vieux casse-tête du mouvement ouvrier » (D. Bensaïd) . Ce « casse-tête » tient en particulier à la difficile articulation entre la lutte des classes inscrite dans une perspective internationaliste et les aspirations nationales de peuples qui, dans des contextes historiques et géopolitiques très divers, souhaitent se libérer du joug de nations qui les dominent et les oppriment. Dès la première moitié du XIXe siècle, l'essor du socialisme a ainsi rapidement croisé celui du nationalisme, entendu comme la revendication par une nationalité du droit à former un État-nation. Le « Printemps des peuples » en 1848 marque l'irruption conjointe sur la scène politique européenne des aspirations socialistes et nationales, en particulier dans l'Europe centrale et orientale où de multiples nationalités sont enferrées dans les « prisons des peuples » que représentent alors l'Empire d'Autriche et l'Empire russe. Cette révolution, à laquelle participent activement Marx et Engels, conduit ces derniers à livrer au jour le jour leurs réflexions sur des revendications nationales qu'ils n'envisagent toutefois qu'en relation avec la lutte pour la démocratie et le progrès social. C'est à ce moment fondateur de l'appréhension marxiste de la question nationale que Roman Rosdolsky a consacré sa thèse intitulée Le problème des peuples sans histoire chez K. Marx et Fr. Engels et soutenue en 1929 à l'Université de Vienne .
Les raisons ayant poussé Roman Rosdolsky à s'intéresser à la question nationale, et à revenir en particulier à la politique des nationalités de Marx et Engels durant la révolution de 1848, sont profondément liées à son cheminement personnel de militant et de théoricien. Issu d'une famille d'intellectuels ukrainiens résidant en Galicie autrichienne, R. Rosdolsky est rapidement sensibilisé à la nécessité de préserver la culture ukrainienne par son père qui parcourt les villages pour collecter les chansons populaires de son peuple. La misère des paysans ukrainiens, majoritaires dans les campagnes entourant la ville de Lviv, frappe également le jeune R. Rosdolsky. Question nationale et question sociale président ainsi à son engagement dans le mouvement socialiste ukrainien qui l'ouvre à la littérature marxiste. Proche de la Gauche de Zimmerwald durant le conflit mondial, il s'enthousiasme pour les révolutions russes de février puis d'octobre dont il espérait que la dynamique permettrait la création d'une République populaire d'Ukraine, synonyme d'une libération nationale et sociale des Ukrainiens. Celle-ci, également connue sous le nom de République de Galicie, est proclamée le 1er novembre 1918 à Lemberg, mais elle est alors dominée par des forces de droite qui négocient, dès janvier 1919, sa fusion avec la République de Kiev, farouchement anticommuniste. La fin de la guerre entraîne ainsi une période d'instabilité pour la Galicie dont le territoire est finalement attribué à la Pologne par le traité de Saint-Germain (1919). La marginalisation progressive de la question nationale ukrainienne par les bolcheviks interroge et déçoit R. Rosdolsky qui, parallèlement à son engagement politique, entame des études de droit et de science politique à Prague puis à Vienne où il milite au sein du Parti communiste autrichien. Durant son « exil viennois », il se familiarise avec les théories austro-marxistes – notamment sur la question des nationalités – et s'intéresse également à la question agricole et paysanne qui prendra dans sa thèse une importance centrale. Confronté aux freins à l'ukrainisation en Ukraine soviétique, il se rapproche progressivement de l'Opposition de gauche et cherche, dans son travail théorique, à remonter aux sources de la difficulté pour le mouvement ouvrier d'intégrer les revendications des minorités nationales. Sa collaboration à l'Institut Marx-Engels de Moscou entre 1924 et 1931 lui donne alors la possibilité de revenir à l'origine même de ces difficultés en passant au crible de la critique marxiste les positions développées par Engels durant le « Printemps des peuples ». Ce travail, dont la première ébauche est publiée dans la revue des « national-communistes » ukrainiens Tchervony Chliakh (« La Voie rouge ») en 1927, représente ainsi « une réaction à la révolution d'Octobre et sa promesse non-tenue de libération des nations opprimées » .
Le propos de R. Rosdolsky est ainsi d'éclairer et d'expliquer les faiblesses des analyses formulées par Engels dans ce contexte particulier, en insistant sur ce fameux concept d'origine hégélienne de « peuples sans histoire » avec lequel des intellectuels marxistes aussi éminents qu'Otto Bauer ou Karl Kautsky ont déjà pris leurs distances. Convaincu que les erreurs d'analyse d'Engels durant la révolution de 1848 ont été reproduites par certains marxistes au lendemain du premier conflit mondial, R. Rosdolsky se livre à une analyse minutieuse des articles de la Neue Rheinische Zeitung [Nouvelle Gazette rhénane] publiée à Cologne à partir du 1er juin 1848 pour faire apparaître les inconséquences, les contradictions et les illogismes à l'origine de ce « péché originel théorique » . La première partie de l'ouvrage, consacrée à la « politique des nationalités de la Nouvelle Gazette rhénane », s'attache ainsi à décrypter l'image renvoyée par cet organe de la gauche radicale allemande des mouvements de libération des peuples d'Autriche. Comment expliquer le contraste saisissant entre les prises de position de Marx et Engels en faveur de certaines nationalités – italienne, hongroise et polonaise – opprimées par l'absolutisme autrichien et le tsarisme russe, et leur hostilité parfois féroce envers certaines nationalités – tchèque, slaves du sud et roumaine – qui, bien qu'également opprimées par l'Empire austro-hongrois, sont considérées comme contre-révolutionnaires par nature ? Soucieux de rester fidèle à la méthode du matérialisme historique, R. Rosdolsky s'attache à discuter les prises de positions des rédacteurs de la Nouvelle Gazette rhénane en se fondant sur une analyse approfondie des conditions historiques dans lesquelles évoluaient concrètement ces peuples. L'absence, frappante, d'une réelle prise en considération par Engels des soubassements économiques et sociaux des revendications nationales de ces peuples explique selon R. Rosdolsky ses erreurs d'analyse et sa conception réductrice teintée d'idéalisme de l'opposition entre des nations historiques révolutionnaires et des nations sans histoire par essence contre-révolutionnaires.
Dans la seconde partie de l'ouvrage, R. Rosdolsky s'attache alors à expliciter la théorie des nationalités se dégageant des articles publiés par Engels dans la Nouvelle Gazette rhénane. La naturalisation des peuples slaves, considérés comme inéluctablement contre-révolutionnaires et donc destinés à disparaître, prend ses racines dans une certaine lecture de la Révolution française et de son programme d'assimilation. « Fondamentalement centralistes et adversaires de tout particularisme » , les rédacteurs de cet organe de la démocratie allemande considèrent ces minorités nationales slaves comme des obstacles au progrès : insuffisamment développés pour espérer constituer un État viable, ces peuples sont condamnés à disparaître avec le développement du capitalisme. R. Rosdolsky ne manque toutefois pas de souligner la contradiction dans la position d'Engels qui raille la faiblesse de la base sociale de ces peuples tout en pointant du doigt le danger qu'ils représentent pour la révolution. Ce prisme réducteur à travers lequel Marx et Engels perçoivent ces peuples renvoie selon R. Rosdolsky à l'influence qu'exerce encore sur eux la philosophie de l'histoire de Hegel où l'on retrouve ces « ruines de peuples » condamnés à disparaître par le développement historique. Ces réminiscences hégéliennes peuvent ainsi expliquer la conception idéaliste de l'histoire qui sous-tend les analyses d'Engels dans ce contexte particulier, et qui tranche pourtant avec la philosophie de l'histoire esquissée peu de temps auparavant dans le Manifeste. La perspective téléologique dans laquelle s'inscrit Engels, doublée de sa faible prise en compte des antagonismes sociaux dans cette partie orientale de l'Europe où classes sociales et ethnies tendent à se recouper, expliquent ainsi son obstination à renvoyer irrémédiablement les Slaves dans le camp de la réaction, notamment dans le cadre de sa polémique contre Bakounine dont le « panslavisme démocratique », bien qu'également teinté d'idéalisme, laissait toutefois entrouvert une perspective d'évolution à ces peuples slaves.
Cet ouvrage apparaît en définitive aussi stimulant par les conclusions auxquelles il parvient que par la démarche suivie par R. Rosdolsky, dont l'objectif n'est pas tant de juger les erreurs d'analyse et de pronostic d'Engels que d'éclairer leur conditionnement historique à la lumière de la méthode définie par les deux fondateurs du matérialisme historique et dialectique. La critique de R. Rosdolsky de l'attitude hostile de Marx et Engels à l'encontre de ces nationalités slaves représente ainsi, selon Ernest Mandel, « le premier exemple d'une critique marxiste réussie de Marx lui-même » . Elle permet également de soutenir la nécessité d'un véritable internationalisme, en particulier « chez les socialistes des nations dominantes, qui se croyaient fréquemment d'autant plus "internationalistes" qu'ils ignoraient superbement l'existence d'une question nationale » . Cette thèse, publiée grâce au succès de son maître-ouvrage sur La Genèse du « Capital » chez Karl Marx , s'inscrit en effet dans un effort intellectuel et militant de R. Rodolsky visant, aux lendemains du second conflit mondial, à refonder sur des bases solides un mouvement ouvrier révolutionnaire. Cette ambition le porte à envisager dans les dernières années de sa vie les conditions de possibilité d'une politique étrangère révolutionnaire à la lumière des limites de la politique étrangère de l'URSS aux lendemains de la révolution d'Octobre. Ses « Études sur la tactique révolutionnaire », inabouties, témoignent de son souci de fournir des éléments de compréhension concrets permettant au mouvement ouvrier de ne plus sous-estimer l'importance de la question nationale dans le cadre d'un projet de transformation sociale.
 

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