MOLCER 6, Jean Dieuleveux
Gracchus Babeuf (1760-1797) est né dans un milieu pauvre en Pi cardie. Comme il le reconnaîtra lui-même plus tard, l'expérience concrète des injustices et des inégalités qu'il fit en tant que feudiste (archiviste chargé de retrouver les vieux droits seigneuriaux) contribuera à nourrir son projet de refonte radicale de la société. Il est proche des sans-culottes pendant la Révolution française (1789-1793) et il élabore un projet de société pour que "l'égalité formelle" devienne enfin une "égalité réelle". Il est le moteur de la constitution de la "Conjuration des Egaux" qui tent eun coup d'Etat en 1797 pour imposer "l'égalité parfaite". IL est arrêté et guillotiné. On peut le considérer comme le fondateur du "premeir parti communiste agissant".
Qu’on le qualifie de dernier tribun romain partisan de la loi agraire, d’ultime avatar des Lumières radicales, de meneur du « premier parti communiste réellement agissant » ou « d’hypothétique chainon manquant entre Robespierre et Marx » (J.-M. Schiappa), Gracchus Babeuf est de ces personnages historiques que l’on a tendance à convoquer davantage comme figure mythique qu’en tant qu’homme de son temps. Certes, par ses actions et ses écrits, Babeuf préfigure incontestablement bon nombre d’entreprises et d’idées révolutionnaires ultérieures, mais le réduire à cette lecture rétrospective revient souvent à diminuer la singularité de sa pensée et à n’y piocher que ce que nous voulons y trouver. Il est avant tout un homme marqué voire dépassé par un contexte révolutionnaire auquel il prend part à son échelle. De sa Picardie natale à l’échafaud de Vendôme, il est pleinement acteur de cette révolution qui lui laisse entrevoir un monde dans lequel tout projet utopique paraît réalisable et donc indispensable. Pour saisir au mieux l’originalité de Babeuf et de sa pensée, nous proposons ici de revenir sur son parcours atypique, des racines de son cheminement intellectuel qui l’amènera à développer son programme « communautiste » jusqu’à l’échec de la conjuration des Égaux.
Babeuf avant Gracchus : les premiers pas du babouvisme (1760-1789)
Né « sans fortune ou plutôt au sein d’une pauvreté absolue » (d’après ses propres mots) d’une mère fileuse à domicile et d’un père qui fut soldat, déserteur et enfin employé des Fermes générales, François-Noël Babeuf (1760-1797) grandit « dans la fange » des campagnes picardes. Dès l’âge de 12 ans, il est employé comme terrassier sur le chantier du Canal de Picardie avant d’exercer à partir de 1777 le métier de feudiste à Flixecourt puis à Roye. En tant que feudiste ou commissaire à terrier, son travail était celui d’un archiviste chargé de retrouver et d’établir la liste des droits et des titres seigneuriaux des différents propriétaires terriens qui feraient appel à ses services, profession prometteuse dans une Picardie fortement marquée par la réaction nobiliaire. Le futur pourfendeur de la propriété privée commença donc sa formation d’une part aux côtés d’une sorte de « proto-prolétariat » rural et d’autre part au service d’aristocrates provinciaux soucieux d’étendre encore leur domination. Comme il le reconnaîtra lui-même plus tard, l’expérience concrète des injustices et des inégalités qu’il fit en tant que feudiste contribuera à nourrir son projet de refonte radicale de la société : « ce fut dans la poussière des archives seigneuriales que je découvris les mystères des usurpations de la caste noble ». De son expérience d’archiviste, il gardera aussi une habitude toute à l’avantage de l’historien en prenant soin de conserver précieusement tous ses écrits, ses notes, les lettres qui lui sont destinées ainsi que ses brouillons de réponses toujours ébauchées au dos de celles-ci.
Parmi ces lettres, une volumineuse correspondance entretenue à cette période entre Babeuf et le secrétaire de l’Académie d’Arras, Dubois de Fosseux, est parvenue en partie jusqu’à nous. Elle donne à voir un Babeuf autodidacte, déjà préoccupé par des questions sociales, pétri de culture antique et exprimant un vif intérêt pour les idées des Lumières et tout particulièrement pour les plus radicales d’entre elles. En plus de se référer à Rousseau, ses propos se rapprochent de ceux du Code de la Nature (1755) de Morelly (que l’on confondait alors avec Diderot) pour qui « rien n’appartiendra singulièrement ni en propriété à personne », ou encore de ceux la « république utopique » de l’abbé de Mably, tous deux étant considérés aujourd’hui comme des penseurs des « Lumières radicales » (S. Roza), précurseurs du socialisme utopique. Une des plus précieuses et des plus longues lettres de cette correspondance est celle qui porte sur l’exploitation collective des fermes, datée de juin 1786 (48 pages restées à l’état de brouillon et qui ne seront jamais envoyées, sans doute en raison de leur radicalité). En s’inscrivant toujours dans la lignée des Lumières, Babeuf y reprend la notion de droit à l’existence qu’il érige alors en « droit de vivre ». Avant les Montagnards et la Déclaration des droits de 1793, il y affirme la primauté de ce « droit par excellence » sur le droit de propriété qui doit être subordonné à tous les autres. La grande propriété y est accusée de tous les maux du siècle : « C’est la grande propriété qui fait les oppresseurs et les opprimés ; les oisifs gonflés de vanité, énervés de mollesse […] et les esclaves courbés, écrasés sous le poids d’un travail excessif […] C’est elle qui dans les colonies donne aux nègres de nos plantations plus de coups de fouet que de morceaux de pain ». Même s’il ne prône pas encore la propriété commune et bien que sa démarche reste encore purement spéculative, sa proposition d’établir des fermes collectives dans l’intérêt de producteurs « co-associés » laisse entrevoir ce que sera sa définition de la « loi agraire » qu’il appellera bientôt de ses vœux. Entre autres réflexions anticipatrices, c’est également dans cette longue lettre que l’on retrouve le premier plaidoyer « féministe » de Babeuf. Il y prône une éducation similaire pour les deux sexes et n’hésite pas à assimiler l’oppression masculine subie par les femmes à celle des maîtres sur les esclaves, dénonçant « la vieille conjuration d’une moitié du genre humain pour retenir l’autre moitié sous le joug ». Enfin, lorsque son correspondant lui fait parvenir le prospectus d’un ouvrage proposant une refondation utopique de la société intitulé L’Avant-Coureur du changement du monde entier, Babeuf témoigne encore de son enthousiasme pour ce genre de projet. Il s’empresse d’y souscrire, ajoutant dans sa réponse qu’il faudrait sans plus attendre opérer « une grande révolution » et qu’il serait l’« un des premiers émigrants qui iront peupler la nouvelle république ».
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MOLCER n°6, JUIN 2023 - Revue MOLCER
SOMMAIRE 1/Hommage à Bernard Chevreau 2/Appel aux lecteurs et abonnés 3/Présentation de Molcer 6, par Jean-Numa Ducange 4/À propos de l'exposition " Marx en France ", par Jean-Numa Ducange ...
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