MOLCER 6, Jean-Pierrre Plisson
Ce livre est le témoignage tardif (publié en URSS en 1960) d’un survivant de la mutinerie de La Courtine et de sa répression. Comme tout témoignage (d’autant s’il est tardif), ce livre semble comporter des inexactitudes de détail concernant les dates et les chiffres, si l’on en croit les nombreuses notes de bas de page du préfacier, pour qui ce travail « ne s’écarte pas de la doxa quelque peu mécanique de l’historiographie soviétique de cette époque. ». Il n’empêche qu’il remet en selle des évènements d’une grande importance et longtemps occultés, éclairant un peu mieux le contexte de cette « Grande guerre » de 1914-1918, qui devait être la « der des der » et coûta la vie à 18 millions d’individus. Reprenons les faits.
Les premiers mois de combat ont conduit à des pertes énormes et imprévues dans l’armée française (600 000 morts). Sur insistance du gouvernement français en échange de matériel militaire déclassé qu’il veut bien lui livrer , le Tsar Nicolas II se voit contraint d’envoyer en France et à Salonique (Grèce) un contingent de 40 000 soldats russes (sur les 400 000 demandés) pour combattre « coude à coude » l’Empire allemand. Après avoir connu les gaz fin janvier 1917, ceux de la 1re et 3e brigades d’infanterie russe se retrouvent le 16 avril 1917 dans les furieux combats du « Chemin des Dames » (Aisne) engagés par le général Nivelle (puis Pétain), qui feront en quelques semaines 270 000 morts, blessés, disparus ou prisonniers, dont 5 000 soldats russes .
Mais un évènement de première grandeur, dont les soldats sont informés par divers canaux non officiels, va changer la donne : la révolution russe du 23 février (8 mars dans le calendrier occidental). L’abdication du Tsar conduit alors à une situation de double-pouvoir, où le Gouvernement provisoire de la Russie (libéral) du Prince Lvov (puis de Kerenski) doit faire face à l’autorité du Soviet de Petrograd, organe de délégation des masses. Alors que dans les tranchées de l’Aisne des mutineries éclatent chez les soldats français, les soldats russes répondant au prikaze n° 1 du Soviet de Petrograd (directive permettant aux soldats de constituer des comités dans leurs unités) vont élire leurs représentants pour établir leurs revendications (dont l’exigence centrale du retour immédiat en Russie). Le commandement russe en France se trouve alors devant des assemblées de soldats qui ne reconnaissent plus son autorité et élisent leur soviet. Le 1er mai en Champagne, le drapeau rouge flotte sur les tranchées, avec cette exigence : « Liberté, vive les soviets de soldats, à bas la guerre ! ». Cette rébellion d’une partie des soldats russes va conduire à retirer les deux brigades du front pour les isoler au camp militaire de La Courtine (Creuse), en attendant qu’une décision soit prise. Après un voyage plein de tensions, les 10 300 soldats de la 1e brigade, où se trouve le noyau révolutionnaire du soviet (brigade à laquelle appartient l’auteur du livre) sont débarqués avec armes et munitions le 26 juin 1917 à La Courtine. Mais le temps passe et les soldats se lassent d’attendre leur retour en Russie, dans des conditions de moins en moins supportables. Ils comprennent qu’ils ne sont pas les bienvenus dans la « mère patrie » de Kerenski, et que le commandement français, en accord avec leurs propres officiers, veut les mater pour les renvoyer au front comme « chair à canon ». Refusant de quitter le camp et de rendre armes et munitions toujours en leur possession, ils vont se trouver encerclés par 3500 soldats russes de la 3e brigade « fidèles au commandement », confortés par 5000 soldats français. Les bombardements, les tirs furieux et les violents corps-à-corps qui ont lieu du 16 au 20 septembre, faisant des milliers de morts et blessés de leur côté, les poussent à se rendre. Les « meneurs » sont isolés aux Fort Liédot (Ile d’Aix) et au camp de Bourg-Lastic (Puy-de-Dôme). D’autres refusant l’entrée dans La Légion ou dans des « compagnies de travail », sont condamnés aux travaux forcés et au bagne en Algérie, où ils subiront les pires tortures. Au printemps 1919, dans le cadre d’un échange, le gouvernement de Lénine obtiendra le rapatriement des rescapés de ce Corps expéditionnaire russe, et la grande majorité d’entre eux rejoindront leur pays natal à la fin de l’été 1920.
Les évènements de La Courtine furent camouflés, et le camp fut reconstruit comme si rien ne s’était passé. Les habitants des hameaux voisins, d’abord évacués sans explication, furent progressivement autorisés à revenir chez eux après le grand nettoyage. Des témoins locaux parlaient de centaines voire de milliers de morts. On expliqua pourtant dans le compte-rendu officiel des évènements, qu’un accident n’avait fait que 10 morts et 49 blessés, et que seuls les corbeaux et les freux du bois voisin avaient pâti de ces incidents bruyants mais sans gravité. Il fallait au plus vite gommer les vraies raisons de cette résistance, qui concernaient aussi des millions de soldats en Europe, pour qui cette guerre n’avait aucun sens, sinon « d’engraisser les marchands de canon » des deux côtés du Rhin. Il fallait arracher la semence qui avait déjà donné sa première récolte en Russie. Il fallait empêcher ce sentiment contagieux, dont témoigne depuis 1922 à Gentioux (à 22 km de La Courtine) ce célèbre monument aux morts de 14-18, représentant un enfant montrant du poing la liste des disparus avec cette inscription : « Maudite soit la guerre ! ».
MOLCER n°6, JUIN 2023 - Revue MOLCER
SOMMAIRE 1/Hommage à Bernard Chevreau 2/Appel aux lecteurs et abonnés 3/Présentation de Molcer 6, par Jean-Numa Ducange 4/À propos de l'exposition " Marx en France ", par Jean-Numa Ducange ...
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