MOLCER 7, Rémy Janneau.  Las des manœuvres dilatoires des gouvernements français et anglais, Staline se résout, le 23 août 1939, à signer avec Hitler un Pacte de non-agression qui lui permettra de gagner du temps et de préparer l’URSS à une guerre qu’il sait inévitable. Nous avons tous appris cela à l’école ! Les initiatives lancées, dès 1933, en direction du Reich n’étaient certes pas un secret pour les historiens mais un certain consensus voulait qu’entretenant simultanément « deux fers au feu », il ait habilement berné les uns et les autres. 
Le dernier livre, remarquablement documenté, de Jean-Jacques Marie met à mal une fable qui aura eu la vie dure : non seulement le « pacte de non-agression » est l’amorce d’une alliance que Staline aurait voulue durable mais c’est Moscou qui a proposé à Hitler, qui ne demandait initialement qu’un accord conjoncturel lui permettant d’attaquer la Pologne, une « collaboration »  liquidant toute tension politique entre les deux pays. Loin de baigner dans des spéculations idéologiques douteuses, l’auteur s’en tient aux faits, qui ont, chacun le sait, la vertu d’être têtus.
La signature du Pacte germano-soviétique ne résulte pas d’une situation ponctuelle mais d’une vision à long terme qui s’ébauche bien avant la mission de David Kandelaki  en 1935. L’accord commercial passé en 1924 avec l’Italie fasciste et la reconnaissance de l’URSS par cette dernière avaient très tôt convaincu Staline qu’il était plus facile de s’entendre avec un régime autoritaire qu’avec un gouvernement démocratique. Hitler à peine installé à la chancellerie, il lui fait savoir par les Izvestia que « l’URSS est le seul pays à ne pas éprouver d’hostilité à l’égard de l’Allemagne » et cela « indépendamment de la forme et de la composition du gouvernement du Reich » (p 33). Jusqu’en 1939, se multiplieront, derrière le paravent d’une « alliance des démocraties », déclarations conciliantes, manœuvres d’approche, missions, négociations, accords économiques et traités visant à convaincre Hitler que les divergences idéologiques ne sauraient être un obstacle à une collaboration durable. Le traité d’amitié conclu à Berlin en 1926 et les accords de 1922 permettant à la Wehrmacht de s’entraîner en URSS sont reconduits dès 1933. Des généraux allemands pourront même assister aux manœuvres de l’Armée rouge ! Cette volonté de rapprochement jette une lumière sinistre sur les procès de Moscou dont le banc des accusés suggère à Hitler que les deux régimes poursuivent des objectifs communs : la moitié des accusés du premier procès, la totalité de ceux du deuxième, sont juifs. Mais les purges ont une portée plus générale que relève dans ses Mémoires, le haut fonctionnaire allemand Gustav Hilger : « Le tournant fondamental dans la politique étrangère soviétique, marqué par le pacte Hitler-Staline, fut préparé par les grandes purges des années précédentes, [qui] apparaissent [comme] une préparation indispensable à l’accord germano-soviétique »  .
D’autres signaux, plus discrets mais non moins significatifs indiquent que Staline cherche à accélérer le rapprochement dès 1938 : les PC polonais et ukrainien sont dissous, les Brigades internationales retirées d’Espagne, des films antiallemands interdits en URSS. Les communistes allemands paieront au prix fort cette politique de la « main tendue » : 70 dirigeants du KPD tomberont sous les coups d’Hitler, 50 seront tués par Staline. Trotsky peut noter, le 4 mars 1939 : « A Moscou, maintenant […] on cherche en tâtonnant une route vers Berlin ».
En dépit des réticences d’Hitler, les « coupages de cheveux en quatre idéologiques »  seront vite surmontés. La complicité de fait ne va pas tarder à se transformer en une alliance en bonne et due forme. Les coulisses de cette collaboration tiennent parfois du film de gangsters : Radek et Sokolnikov qui ont conduit les tentatives de rapprochement avec Hitler, périssent le crâne fracassé par de faux détenus membres du NKVD, Kandelaki est fusillé sous l’accusation… d’avoir travaillé pour les services secrets allemands, Astakhov, parce qu’il en sait trop ; le commissariat aux affaires étrangères est sauvagement épuré… Et ce n’est évidemment pas par un hasard du calendrier que la préparation de « L’opération canard » c’est-à-dire l’assassinat de Trotsky, précède de quelques jours les ultimes négociations avec Hitler. L’ancien chef de l’Armée rouge ne doit en aucun cas offrir un pôle de regroupement aux millions de communistes que l’idée même d’un rapprochement avec le nazisme pourrait ébranler.
En réponse à un message d’Hitler du 21 août 1939, lui demandant instamment de signer un pacte de non-agression, Staline propose explicitement une « collaboration » c’est-à-dire une entente permanente dont la première application sera un nouveau partage de la Pologne. L’ouvrage retrace pratiquement heure par heure les pourparlers qui vont aboutir à ce qu’il est convenu d’appeler le Pacte germano-soviétique et surtout au protocole secret délimitant les zones d’influences en Europe orientale. 
Cette collaboration est assortie d’une cour indécente : tournage d’un film soviétique célébrant l’amitié russo-allemande, disparition dans la presse de toute allusion aux persécutions antisémites dans les territoires occupés par les nazis. L’ignoble toast au Führer « tant aimé de son peuple » annonce la remise à la Gestapo de quelques 150 communistes allemands qui ne quitteront le GOULAG que pour rejoindre les camps nazis. L’application la plus achevée du Pacte est beaucoup plus matérielle : l’URSS fournira à l’Allemagne les matières premières et les produits pétroliers dont la prive le blocus britannique. La coopération sera également militaire, ce que Molotov soulignera sans ambages devant le Soviet suprême, le 31 octobre 1939 : « il a suffi d’un coup assez bref porté contre la Pologne d’abord par l’armée allemande puis par l’Armée rouge pour qu’il ne reste rien de ce rejeton monstrueux du traité de Versailles ». En suite de quoi, les deux armées paraderont ensemble à Brest-Litovsk, à Lvov et à Grodno, drapeaux rouges et croix gammées mêlés. 
Outre le pillage de leur pays par les deux envahisseurs, les Polonais subiront deux répressions symétriques : le massacre de 21 857 officiers polonais à Katyn est le pendant des 60 000 « rebelles » abattus par les nazis, les déportations au GOULAG se comptent par centaines de milliers, les garde-frontières soviétiques refoulent consciencieusement les juifs qui cherchent à échapper aux nazis… Cette collaboration policière sera soigneusement définie par un second protocole secret. La gestapo et le NKVD iront même jusqu’à constituer un centre d’investigation commun.
Hitler aurait eu mauvaise grâce à ne pas saisir la main qui lui était tendue. C’est du moins ce dont s’est persuadé un Staline qui se prendra jusqu’au bout pour le maître du jeu. Hitler parviendra même à lui faire miroiter une association au Pacte Berlin-Rome-Tokyo . En réalité, les objectifs du Führer sont tout autres. Le 31 août 1939, une semaine après la signature du Pacte, il a annoncé la couleur devant un groupe de hauts responsables du parti nazi et du gouvernement : « Ma mission est la Russie. Tous les autres combats ne servent qu’un seul but : libérer nos arrières en vue de l’explication avec le bolchevisme » (p 122). La calamiteuse agression de l’Armée rouge contre la Finlande ne pourra que l’y encourager. Côté cour, il propose à Molotov reçu à Berlin le 12 novembre 1940, « une collaboration pacifique entre les deux pays même après la disparition de leurs dirigeants actuels » (p 242). Une rencontre avec Staline est même envisagée. Côté jardin, il a signé, le matin même, la directive OKW n°18 qui prévoit des opérations militaires concentrées dans les Balkans…
Les multiples avertissements de ses services de renseignement n’ébranleront pas un Staline imbu de son « infaillibilité » et convaincu jusqu’à l’aube du 22 juin 1941 de pouvoir s’intégrer à un Pacte quadripartite des puissances totalitaires. Jusqu’aux premières heures de l’opération Barbarossa, il interdira toute « provocation » susceptible de froisser Hitler, en d’autres termes, toute mesure de défense. Les communistes allemands qui désertent la Wehrmacht pour alerter l’Armée rouge sont fusillés. Alors même que l’offensive nazie a commencé, il interdit toute riposte… On sait ce qu’un tel aveuglement coûtera au peuple soviétique.
La collaboration Staline-Hitler ne prend pas fin avec la rupture de l’alliance germano-soviétique. En août-septembre 1944, le Pacte Ribbentrop-Molotov trouvera, devant Varsovie insurgée, ce que l’écrivain polonais Josef Czapski appellera son « renouvellement sans parole ».  Alors que les insurgés s’emparent des deux tiers de la ville et que la Wehrmacht et les SS, appuyés par l’armée Vlassov et les fascistes ukrainiens de Stepan Bandera se livrent aux pires massacres, Staline dénonce la « poignée de criminels » qui ont déclenché cette « aventure » (p 312). Il se refuse à aider les insurgés et s’oppose même à tout atterrissage d’avions alliés et à tout parachutage d’armes. Il ne s’agit pas, comme on l’a souvent écrit, d’une simple « passivité » mais du dernier acte d’une collaboration dont la vérité est sans doute dans cette phrase rapportée par sa fille Svetlana : « Quand même, avec ces Allemands, nous aurions été invincibles ! ».

Jean-Jacques Marie – La collaboration Staline-Hitler. 10 mars 1939-22 juin 1941. Août-septembre 1944. Tallandier – 2023. 350 pages. 22,90 €.

  


 

Tag(s) : #MOLCER 7, #Notes de lecture
Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :