MOLCER 8- Jean-Pierre Plisson- Ce livre signalé par un de nos lecteurs, introuvable depuis longtemps en librairie, contient divers articles sur Marx, vu par Friedrich Engels, Paul Lafargue, Rosa Luxemburg, Lénine... D’abord paru en 1923 à Moscou, puis en français en 1928 aux Editions sociales internationales (en accès gratuit sur le site de l’Université de Bourgogne : pandor.u-bourgogne.fr), cette troisième édition chez Anthropos contient en outre, une présentation de son auteur par Victor Fay, et une « communication de Riazanov sur l'héritage littéraire de Marx et Engels ». Celle-ci nous éclaire sur ses difficultés à sauvegarder les écrits et bibliothèques de Marx et Engels, laissés après leur disparition dans un état d’errance par Eduard Bernstein et Karl Kautsky. éminents dirigeants du Parti social-démocrate allemand, se considérant dépositaires exclusifs de leur mémoire. Ainsi, découvrons-nous qu’il s’en fallut d’un cheveu de voir abandonnés à la bien connue fureur destructive des souris, les manuscrits épars, qui constitueront L’Idéologie Allemande, Dialectique de la nature, Manuscrits de 1844, mais aussi ce qui gênait ces deux « socialistes d’Etat » dans leur correspondance. Cet ouvrage précieux, qui nous montre également un Marx familier et attachant, mériterait une nouvelle édition.
Les deux articles de Lénine (non datés) portent le titre : « Le marxisme » et « Marx d’après Hyndman ». Si le second n’est qu’un témoignage sans grande portée d’un dirigeant du Parti social-démocrate anglais qui a rencontré Marx à Londres à la fin de sa vie, le premier est une présentation substantielle et concentrée sur 31 pages de l’évolution de la pensée chez Marx depuis la période du « matérialisme philosophique » de Feuerbach et de la découverte de la dialectique chez Hegel, à la « conception matérialiste de l’histoire » développée dans Le Capital (cf. début de l’article dans les « compléments » de Molcer 7 sur le site web de la revue). « Le but final de cet ouvrage — dit Marx dans la préface du Capital — est de découvrir la loi économique du développement de la société moderne, c'est- à-dire de la société capitaliste. ». Lénine cite la préface à sa Critique de l’économie politique : « Au cours de la production sociale de leur vie, les hommes contractent entre eux des rapports déterminés, indispensables, indépendants de leur volonté, des rapports de production correspondant à un degré donné du développement de leurs forces productives matérielles… A un certain degré de développement, les forces productives de la société entrent en conflit avec les rapports économiques existants… avec les rapports de propriété, au sein desquels elles se développaient auparavant. ». Voici ouverte la théorie de la lutte des classes, concentrée dans le Manifeste du parti communiste : « L'histoire de toute société jusqu'à nos jours, n'a été que l'histoire de luttes de classes… Cependant, le caractère distinctif de notre époque, de l'époque de la bourgeoisie, est d'avoir simplifié les antagonismes de classe. La société se divise de plus en plus... en deux grandes classes directement ennemies : la bourgeoisie et le prolétariat. ». Cette extrême polarité des classes conduisant à un Etat de plus en plus tentaculaire, où la classe dominante se rétrécit face à une masse de travailleurs de plus en plus étendue, pose la question de la nécessité du socialisme : « Amenant à la suppression des classes, le socialisme conduit par là même à l'abolition de l’État » dit Lénine, citant Engels dans son Anti-Dühring : « Le premier acte de l'Etat agissant vraiment comme le représentant de la société entière - l'expropriation des moyens de production au profit de la société entière — sera aussi son dernier acte indépendant d'Etat… L'administration des hommes sera remplacée par celle des choses et par la régularisation du procès de la production. L'Etat ne sera pas aboli, il mourra de mort naturelle. », concluant de façon éclatante, que « la société organisant la production sur la base des associations égales et libres de producteurs relèguera la machine de l'Etat à sa véritable place de ce temps : au musée des antiquités, à côté du rouet et de la hache de bronze. » (Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État).
David Riazanov, auteur de cette compilation est déjà connu des lecteurs de MOLCER (1). Sa biographie est impressionnante. Militant révolutionnaire russe, né comme Lénine en 1870. Narodnik (« populiste ») à l’âge de seize ans, il est arrêté par la police du Tsar, et passe 5 ans en prison. Adhérent du Parti social-démocrate russe, il refuse comme Trotsky, de prendre position dans la scission de 1903 entre « bolchéviques » (majoritaires, avec Lénine) et « menchéviques » (minoritaires). Il participe activement à la révolution de 1905. Dès l'hiver 1914, il appartient à l'équipe de Golos, journal hostile à la guerre et l'Union sacrée fondé à Paris par Martov et Trotsky. Rentré en Russie, après la révolution de février 1917, il adhère le 22 mai au groupe « interrayons » avec Trotsky, puis avec lui en août, au Parti bolchévique. Après la révolution d’Octobre, cet opposant constant à Lénine jusqu’à quitter le parti de mars à novembre 1918, dirige l’Institut Marx-Engels, fondé à l’instigation de Lénine (1921) avec une équipe de chercheurs venus d’horizons politiques les plus divers, qu’il voudra tenir à l’écart du bureau politique du parti communiste russe, et qui se donnera l’objectif de publier l’ensemble des écrits de Marx et Engels. Bien que se tenant alors à l’écart de toute opposition, tout en résistant à Staline, il sollicitera la collaboration de Trotsky (alors exilé par Staline à Alma-Ata) pour des traductions et des commentaires concernant le premier volume paru aux Editions d’État (Gosizdat) des œuvres de Marx et Engels en russe (lettre de Trotsky à Razianov, mai 1928). Bien qu’il ait été proclamé par la Pravda et les Izvestia le « plus éminent marxologue de notre temps » à l’occasion de son soixantième anniversaire, Riazanov est arrêté le 15 février 1931, exclu du parti et déporté à Saratov. Il sera de nouveau arrêté le 23 juillet 1937, où le NKVD brûle ses archives et ses livres. Accusé d’appartenir à une organisation trotskyste « terroriste », il nie toutes les accusations (2). Il est condamné à mort et fusillé le 21 janvier 1938, date anniversaire de la mort de son camarade Lénine.
L’édition à Moscou entre 1927 et 1935, des premiers volumes des œuvres de Marx et Engels (11 sur les 47 prévus) fut la base de la MEGA (Marx-Engels Gesamtausgabe), première édition des œuvres complètes de Marx (1835-1883) et Engels (1836-1895) en allemand, interrompue par Staline et poursuivie à partir de 1955, donnant lieu à une deuxième MEGA chez Dietz Verlag (Berlin-est). Depuis la fin de l’URSS, une troisième édition remaniée de la MEGA est en cours. Elle pourrait comprendre au final 114 volumes (chacun doublé d’un appareil critique). La GEME (Grand édition de Marx et Engels), vaste projet collectif en liaison avec la MEGA, serait sa traduction en français (3).
(1) MOLCER n° 4, Juin 2022, article de Jean Dieuleveux, p. 78. Cf. aussi CMO n° 51, 7-9 2011, Jean-Jacques Marie, p. 110.
(2) Extraits de ses interrogatoires, Jean-Jacques Marie, CMO n° 3, 9.1998, p. 66.
(3) Vie de Karl Marx, Franz Mehring, Syllepse 2018, t. 1, présentation Jean-Numa Ducange, p. XII.
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MOLCER n°8 Juin 2024 - Revue MOLCER
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