Éditorial de la revue MOLCER n°2

Le congrès socialiste de Tours en décembre 1920 est considéré depuis longtemps comme une date majeure de l’histoire des gauches en France. C’est en effet une étape importante d’un long processus, qui va du déclenchement de la guerre en août 1914 jusqu’à la scission socialiste et la formation du Parti communiste. C’est aussi un événement où se concentrent des questions et débats fondamentaux qui traversent le mouvement ouvrier.
D’où provient la scission du Parti socialiste à Tours ? Cette question a été longtemps déformée par des enjeux politiques de légitimation, et elle a souvent été pensée en terme de culpabilité : autrement dit, à qui la faute ? On peut désormais aborder cette question de façon sereine. La scission du congrès de Tours est au fond une conséquence logique de la division des socialistes face à la Première Guerre mondiale, puis surtout face à la situation prérévolutionnaire de l’après-guerre. La scission de 1920 découle de cette division, qui met en cause le sens même du socialisme.

Les questions qui sont posées aux militants pendant cette période 1914-1920 sont en effet fondamentales : s’agit-il de s’intégrer à l’État, ou de le combattre ? Priorité est-elle donnée à l’internationalisme, ou au cadre national ? Les réponses contraires entraînent la division irrémédiable du socialisme, le mot étant maintenant revendiqué par des courants qui n’ont quasiment rien de commun.
Mais les points effectivement débattus à Tours furent quelque peu différents. La question à trancher par le congrès était celle de l’appartenance à une Internationale, puisque le congrès socialiste de Strasbourg (février 1920) avait décidé que le Parti socialiste – Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) ne pouvait plus faire partie de la Deuxième Internationale, discréditée par son manque d’opposition à la guerre.
L’Internationale communiste, ou Troisième Internationale, créée en mars 1919 en Russie à l’initiative des bolcheviks, était toute jeune. Elle avait rapidement été investie par des socialistes et des révolutionnaires de différents pays, sans qu’il ne s’agisse là – du moins dans un premier temps – d’une adhésion au « bolchevisme ». Ainsi le débat fut-il obscurci, et les votants ignoraient évidemment la suite de l’histoire.

Sur le plan politique, le sens de la scission n’était pas dans l’immédiat celui qu’on a voulu lui donner par la suite. Les 21 conditions définies à l’été 1920 par l’Internationale communiste ne furent d’ailleurs pas adoptées par le congrès de Tours. Pour comprendre la dynamique qui mène au résultat de décembre 1920, il est important de reprendre la chronologie depuis 1914.
La Première Guerre mondiale a été un choc, un traumatisme, et aussi un révélateur de conceptions complètement différentes au sein de la SFIO et du socialisme dans le monde. En août 1914, le vote des crédits de guerre par les députés socialistes en France et en Allemagne va entraîner une rupture lente, mais définitive. Les différences d’analyses face à cette guerre ne vont cesser de s’accroître, divisant les membres d’un même parti entre ceux qui sont du côté du pouvoir, et ceux qui sont réprimés par un gouvernement auquel participent leurs « camarades ». Un jeune militant de cette période écrira que « le socialisme organisé avait renoncé à sa raison d’être » .
Parmi les socialistes d’Europe, les opposants les plus résolus à la guerre se retrouvent en septembre 1915 pour une conférence internationale en Suisse, à Zimmerwald. Cette conférence adopte un Manifeste, qui affirme que la guerre en cours révèle « le caractère véritable du capitalisme moderne qui est incompatible, non seulement avec les intérêts des classes ouvrières et les exigences de l’évolution historique, mais aussi avec les conditions élémentaires d’existence de la communauté humaine » . En France, les courants du mouvement ouvrier les plus opposés à la guerre se regroupent au sein du Comité pour la reprise des relations internationales, où se côtoient des militants syndicalistes, socialistes et anarchistes, dont Alphonse Merrheim, Albert Bourderon, Pierre Monatte, Raymond Péricat, Hélène Brion, Fernand Loriot, Marthe Bigot et Alfred Rosmer. Ces militantes et militants font face à la censure, à l’interdiction des réunions publiques, au harcèlement policier, voire à l’emprisonnement.
Un Comité pour la défense du socialisme international, représentant une opposition plus modérée au sein de la SFIO, est créé peu après, notamment autour de Jean Longuet. Juste avant la fin de la guerre, en octobre 1918, c’est ce courant « longuettiste » qui conquiert la majorité au sein de la SFIO. Le Journal du peuple, quotidien pacifiste, titre alors : « Le Parti socialiste revient au socialisme ».

Cependant, ni ce changement de majorité, ni l’armistice de novembre 1918 ne vont réconcilier les courants opposés. En 1919-1920, les militants socialistes n’ont pas du tout la même analyse de la situation et des perspectives. Pour schématiser, car les choses ne sont souvent pas aussi claires à l’époque, les deux objectifs antagonistes sont :
* Soit participer à une révolution mondiale pour renverser les États et le mode de production capitaliste par la prise du pouvoir par des conseils de travailleurs (ou conseils ouvriers), permettant la construction du socialisme (ou communisme, les deux termes étant des objectifs synonymes).
* Soit conquérir l’État de l’intérieur, afin de transformer progressivement le système par une série de réformes sociales donnant plus de pouvoir aux travailleurs et permettant d’arriver au terme du processus à une société socialiste (autrement dit communiste).
On le voit, concernant les moyens à employer, les socialistes ne parlent plus le même langage. Au-delà, ce sont en réalité des visions du monde très différentes qui cohabitent dans le même parti.

Dès 1918, des partis communistes se forment aux Pays-Bas, en Allemagne, en Autriche, en Pologne, etc., avant donc la création en mars 1919 de l’Internationale communiste. En France, le Comité pour la reprise des relations internationales adhère dès avril 1919 à l’Internationale communiste, et devient en conséquence le mois suivant le Comité de la 3e Internationale (C3I), qui est bientôt principalement dirigé par Fernand Loriot, Pierre Monatte et Boris Souvarine. Ils considèrent que la révolution mondiale est à l’ordre du jour, afin d’abolir le mode de production capitaliste, de construire une société socialiste et ainsi d’empêcher une nouvelle guerre mondiale. Les révolutions en Russie, en Allemagne et en Hongrie contribuent à rendre cet espoir crédible, de même que les luttes sociales et manifestations en France qui atteignent alors une ampleur sans précédent.

Nombre de militants du C3I sont à la fois adhérents du Parti socialiste SFIO, où ils se situent à l’aile gauche, et en même temps syndicalistes révolutionnaires au sein de la CGT, où ils sont également minoritaires. Dans la SFIO comme dans la CGT, les débats internes sont vifs. Il ne s’agit pas seulement de « régler les comptes » de la Première Guerre mondiale, mais aussi – et surtout – de tirer les leçons des divisions révélées par la guerre, de savoir ce qu’il faudrait faire si la situation d’août 1914 se représentait, enfin de comprendre que les choix divergents découlent de conceptions contradictoires de la société : est-elle avant tout divisée en classes sociales, ou bien en nations au sein desquelles existent des classes différentes mais qui auraient des intérêts nationaux communs ? En conséquence, le mouvement ouvrier connaît alors une scission inévitable.

En France, les Jeunesses socialistes précèdent le Parti socialiste. Au sein des JS, les membres du  Comité de la 3e Internationale s’organisent en formant le Comité de l’Internationale communiste des jeunes. Un Groupe des étudiants communistes de Paris est fondé en mars 1920 autour de Marcel Ollivier, qui est également militant du C3I, puis en juillet se crée une Fédération nationale des Étudiants communistes. Lors d’une conférence des JS les 31 octobre et 1er novembre 1920, la motion du Comité de l’Internationale communiste des jeunes est adoptée par 70 % des mandats, ce qui entraîne la transformation des JS en Fédération nationale des Jeunesses socialistes-communistes. Le changement de nom en Jeunesses communistes est adopté l’année suivante.

Tout annonce donc le résultat du congrès de Tours, qui se tient du 25 au 30 décembre 1920. La scission s’y fait sur la question de l’adhésion à la Troisième Internationale, mais il existait au sein de la SFIO à cette période des conceptions si différentes qu’elle aurait pu éclater sur un autre sujet. Par conséquent, d’importantes divergences subsistent au sein des deux partis issus de la scission, qui se manifesteront dans les années suivantes par d’âpres débats, des reclassements, ainsi que de nouvelles scissions.
Dans l’immédiat, le parti majoritaire issu du congrès de Tours, le « Parti socialiste – Section française de l’Internationale communiste », bientôt renommé Parti communiste (PC), regroupe environ 110.000 adhérents, d’une grande diversité. Ce parti n’est alors pas un monolithe dogmatique, qui répéterait tel un automate des mots d’ordre venus de Moscou. En 1921, des dirigeants du PC comme Fernand Loriot et Paul Louis expliquent sans langue de bois que les bolcheviks mettent en place en Russie un capitalisme d’État, ce que Lénine aussi répétait publiquement. Dans le rapport que publie le PC à la fin de l’année 1921 sur la situation en Russie, l’observation est lucide et honnête puisqu’il est clairement indiqué que l’industrie « a été plus étatisée que socialisée, et partant, elle souffre, comme toute institution d’État, du bureaucratisme » . Le parti créé à Tours n’est donc pas, pas encore, un parti caporalisé répandant des mensonges.
Le jeune PC est composé de sensibilités variées, qui – dans les premières années – débattent publiquement et démocratiquement. La gauche du PC porte un internationalisme réel, exprimé par exemple par Marthe Bigot lors d’un meeting le 8 mars 1923 : « La patrie des ouvriers et des ouvrières, c’est la classe ouvrière, et non pas quelque étendue cerclée de rose ou de violet sur une carte géographique ! »  Mais ce courant, qui était porteur de possibles différents, basait ses espoirs sur la vague montante des grèves et des luttes sociales, très forte en France de 1917 à 1920. Le problème est que la situation se retourne complètement à partir de 1921. Le mouvement ouvrier est dès lors en recul, et la contre-révolution l’emporte partout. La direction de l’Internationale communiste répète que le capitalisme est à l’agonie, ce qui suscite l’espoir de certains militants, mais cette analyse s’avère totalement fausse.

Dans ce contexte de défaite ouvrière, la « bolchevisation » imposée à partir de 1924 par la bureaucratie au pouvoir à Moscou, puis la stalinisation, mettent fin à ce « premier PC », d’abord en diffamant puis excluant ses principaux militants, puis en changeant l’orientation et le fonctionnement du parti. Le marxisme est remplacé par le « léninisme », la démocratie interne disparaît, les libres débats laissent place aux insultes contre les oppositionnels. Ces derniers n’ont dès lors d’autre choix que de militer en dehors du PC, créant leurs propres groupes, journaux et revues, comme La Révolution prolétarienne, Contre le courant, la Ligue communiste et le Cercle communiste démocratique.
Les militants révolutionnaires qui ont joué un rôle moteur dans la création du PC n’étaient pas des « bolcheviks français ». Ils étaient des militants socialistes internationalistes, communistes, nourris d’influences marxistes et syndicalistes révolutionnaires, qui voulaient prendre part à une révolution mondiale qui réaliserait l’auto-émancipation des travailleuses et des travailleurs.

Julien Chuzeville.

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