SOMMAIRE
1/ Introduction (voir sous les infos abonnement à la fin de ce sommaire)
2/ « Quand la gauche pensait la nation » interview de l’auteur Jean-Numa Ducange
3/ Gauches ukrainiennes par Eric Aunoble
4/ Nationalismes et mouvement ouvrier en Espagne au tournant du XIXe au XXe siècle par Jean-Pierre Molénat
5/ La classe ouvrière italienne face au fascisme par Lorenzo Varaldo
6/ Un crime oublié : l’assassinat de Ta Tu Thâu par Pierre Saccoman
7/ Marx, Engels et la guerre civile américaine (1861-1865) par François de Massot
8/ La guerre civile grecque : entre l’interne et « l’universel » par Nikos Papadatos
9/ Luttes de classes et césarime à Rome (-133/-23) par Rémy Janneau
10/ Le « Monde à l’envers » : les Niveleurs et les Diggers dans la Révolution anglaise (1642-1649) par Marc BELISSA
11/ La question de l’unité après la scission de la CGT de 1922 par Loïc Le Bars
12/ La Révolution française et le triomphe des algoristes ! Par Hervé Chuberre2
13 / La bibliothèque oubliée du mouvement ouvrier : Caliban et la Sorcière. Femmes, corps et accumulation primitive, de Silvia Federici par J.G. Lanuque
14/ Galantara, un dessinateur socialiste « international (1865-1937) » par Guillaume Doizy
15/ Maurice Lurot, l’inconnu du Maitron
16/ Les Cahiers de Verkhnéouralsk - Écrits de militants trotskystes soviétiques 1930-1933, recension de Eric Aunoble
17/ Des gamins contre Staline de Jean-Jacques Marie, recension de J.P. Plisson
18/ Un Juif berlinois organise la résistante dans la Wehrmarcht – Arbeiter und Soldat de Nathaniel Flakin, recension de Roger Revuz
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Présentation du numéro :
La question nationale, une question internationale : Allemagne, Ukraine, Espagne, Vietnam…
Par Jean-Numa Ducange
La question des nationalités semble être d’une brûlante actualité depuis l’invasion de l’Ukraine par la Russie en février 2022. Mais ce qui se passe aujourd’hui sous nos yeux a une longue histoire, qui a partie liée avec l’histoire du mouvement ouvrier.
Celui-ci a été en effet confronté depuis sa naissance dans la première moitié du XIXème siècle à de nombreux problèmes à résoudre. La défense des droits nationaux d’un certain nombre de peuples était alors à l’ordre du jour : la lutte des classes se mêlait dans certains cas étroitement à la libération nationale. Que l’on pense à l’exemple allemand (l’unité n’est réalisée qu’en 1871) ou à la Pologne (occupée et opprimée de la fin du XVIIIème siècle aux lendemains de la Première Guerre mondiale). Qui plus est les grandes puissances occidentales ont conquis d’importants territoires sur les autres continents, en Afrique et en Asie, posant un autre problème concret : celui des droits des colonisés.
Dans cette situation, les organisations socialistes ont dû se positionner : qu’est-ce qu’une « nation » ? Faut-il détruire les organisations supranationales comme les Empires en invitant à la création de nouveaux pays ? Ou bien faut-il davantage chercher à réformer ses structures ? Selon les configurations, les réponses formulées par plusieurs dirigeants du mouvement ouvrier ont été diverses. Dans l’entretien réalisé ici autour de notre livre Quand la gauche pensait la nation (Fayard, 2021), nous restitutions une série de positions qui permettent de comprendre les multiples enjeux qui traversaient alors les partis ouvriers au cours des décennies 1860-1920. Les mondes germanophone et russophone constituent alors des terrains d’expériences particulièrement intéressants. Ils nous permettent de comprendre comment l’articulation entre nation et internationalisme était l’objet de vives controverses, qui allaient se poursuivre tout au long du vingtième siècle.
En plus de cet aperçu général, le présent dossier présente une série d’études de cas qui permettent de voir comment, concrètement, les dirigeants et militants (socialistes, communistes ou encore ceux issus des oppositions de gauche au stalinisme) ont cherché à proposer des solutions immédiates et de long terme. L’article d’Éric Aunoble revient sur la question ukrainienne à travers l’histoire méconnue du bolchevisme dans ce pays ; une histoire falsifiée par les dirigeants actuels de la Russie comme par une série de médias occidentaux n’hésitant à pas essentialiser le nationalisme ukrainien. La présente contribution revient d’abord sur l’intérêt stratégique que représente l’Ukraine (alors intégrée à la Russie) dès l’époque des tsars ; à la fin du XIXème siècle le pays connaît en effet un développement économique spectaculaire. On remarque que si les sociaux-démocrates russes accordent tôt une importance à la question nationale, l’Ukraine ne constitue pas pour eux un sujet prioritaire, à l’inverse de la Pologne considérée comme le peuple opprimé par excellence. Longtemps les sociaux-démocrates – et la fraction bolchévique également – misent sur une extension des droits (une plus grande autonomie) davantage que sur l’indépendance. Lorsque peu avant la guerre Lénine systématise le « droit des peuples à disposer d’eux-mêmes » qui va connaître un immense écho à partir de 1917, beaucoup de militants restent circonspects. Au moment de la révolution russe, le nouveau parlement ukrainien (la « Rada ») est traversé par de multiples contradictions, alors que le territoire de Kiev devient un enjeu majeur de la guerre civile. Dans ce contexte un pôle communiste favorable à « l’ukrainisation » naît et se développe au cours des premières années de l’URSS, avant d’être marginalisé pendant la période stalinienne. L’article montre ainsi qu’initialement une partie du mouvement national ukrainien associait communisme et libération nationale… Aujourd’hui nombre de commentateurs présentent les choses de telle manière que la « nation ukrainienne » semble parfaitement antinomique avec le bolchevisme. La revue Molcer se félicite ici de restituer ces faits très peu connus du public.
Jean-Pierre Molénat revient quant à lui sur le cas espagnol, renvoyant là aussi à des débats anciens mais qui continuent largement à occuper le devant de la scène. Le cas de la Catalogne étant emblématique de ce point de vue. Qu’est-ce que « l’Espagne » lorsque l’on connaît en effet les multiples revendications traversant l’histoire contemporaine de la Péninsule ? Outre les cas catalan et basque sont présentés ici les revendications galiciennes et andalouses, sans oublier les projets « ibéristes », une forme de nationalisme incluant le Portugal, qui connurent une certaine fortune au XIXème siècle. Dans une telle configuration nombre de socialistes ont considéré qu’il fallait avant tout avancer des revendications sociales, et ne pas se préoccuper de ces multiples divisions. C’est la lecture « optimiste » par exemple de Pablo Iglesias, le fondateur du Parti socialiste ouvrier espagnol qui ne porte guère d’intérêt aux questions nationales. Aussi au départ les revendications d’autonomie et d’indépendance de la Catalogne naissent et se développent hors du mouvement ouvrier, avant que le « droit des nations à disposer d’elle-même », porté notamment par les bolcheviks, s’impose dans le sillage de la révolution russe. On découvrira à ce propos le cas de l’évolution d’Andreu Nin, qui fournit un cas d’école particulièrement significatif. Quant au nationalisme basque, il rencontre le mouvement ouvrier plus tardivement encore, avec la résistance au franquisme. On comprend ainsi - bien que cette expression fasse encore débat - pourquoi certains courants issus du mouvement ouvrier préfèrent évoquer l’« État espagnol » plutôt que « l’Espagne »…
Une dernière contribution, de Pierre Saccoman, propose une ouverture en direction du monde colonial. En application des directives du Komintern, les Partis communistes occidentaux étaient invités à faire de la propagande anticoloniale et à aider les peuples colonisés à obtenir leur indépendance. Des partis furent créés dans les pays opprimés pour permettre de mener à bien cette tâche. De multiples débats et contradictions apparurent alors. Une des principales interrogations concerne les alliances : doit-on nouer des liens avec les bourgeoisies nationales pour faire un front commun menant vers l’indépendance ? Ou bien faut-il au contraire conserver prioritairement l’autonomie du parti communiste ? On sait les conséquences tragiques des errements de l’Internationale communiste avec la défaite de la révolution chinoise. Dans le cas indochinois, les militants sont confrontés à des problématiques similaires mais avec un fait important et notable : le futur Vietnam est en effet un des rares pays colonisés où ceux qui se réclament de l’opposition de gauche en URSS et du trotskysme ont joué un rôle important. Il y eut même un temps – cas encore plus rare – un front commun entre un PC stalinisé et des trotskystes. L’article revient sur la trajectoire du militant Ta Thu Thau et, à travers elle, sur toutes les questions qui se posèrent aux militants anticolonialistes dans les années 1930, pris en étau entre les hésitations et tergiversations de l’IC stalinisée et le pouvoir colonial. Le point de vue développé ici pourra être discuté lorsqu’il porte un jugement sur tel ou tel courant politique. Mais il a le mérite de se fonder sur des faits historiques importants, là encore largement oubliés aujourd’hui.
Le présent dossier n’entend pas épuiser la question, mais au contraire permettre de rouvrir certains débats dont les tenants et aboutissants sont désormais déformés ou inconnus. Molcer aura bien évidemment l’occasion dans ses futures livraisons de revenir sur d’autres cas méritant examen (à travers des articles ou recensions), nourrissant la réflexion sur l’histoire et le présent.
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