MOLCER 3 François de Massot

 Le numéro précédent de cette revue a été publié un article consacré au soulèvement révolutionnaire d’août 1942 en Inde. Dans cet article était brièvement évoqué, à propos de l’intervention de l’organisation se réclamant de la Quatrième internationale, le Bolchevik Leninist Party of India (BLPI) le rôle joué par des militants venus du Sri Lanka : « Les dirigeants ralliés au trotskysme du LSSP de Ceylan participèrent et jouèrent un rôle actif dans la constitution du BLPI (1) ».

Qui étaient ces militants venus de Ceylan – aujourd’hui le Sri Lanka - île qu’une trentaine de kilomètres seulement sépare de l’Inde et qui, à cette époque était aussi soumise à la domination britannique ? Qu’était exactement le LSSP ? Pour répondre à cette question, l’article qui suit est consacré à la formation et à la constitution du LSSP et à son activité dans les années de la Seconde Guerre mondiale (2).

L’historien Robert J. Alexander, dans sa monumentale Histoire du Trotskysme note, à propos du LSSP, que ce n’est pas à Ceylan qu’on aurait imaginé qu’existerait un parti se réclamant des positions de Léon Trotsky qui, pendant des années, détiendrait une influence de masse et serait même le principal parti ouvrier du pays. On pourrait ajouter que même l’émergence d’un parti trotskyste dans cette colonie britannique apparaissait peu probable.

 

Une colonie particulière

Ceylan, qui avait d’abord été, dès le XVIème siècle, la proie des colonisateurs portugais, puis, plus tard, des Hollandais, devient, à la fin du XVIIIème siècle (1796), une possession de l’Empire britannique, qui assure sa domination sur toute l’île en 1817.

Ceylan – le Sri Lanka - est devenue un Etat indépendant – avec le statut de dominion – en 1948 et une république formellement pleinement indépendante en 1972. Aujourd’hui, le Sri Lanka qui couvre un territoire d’environ 60 000 km2 compte 22 millions d’habitants est surtout présent dans l’actualité à partir des guerres – qui de la fin des années 1980 à 2010 – ont opposé la population Sinhalee à la minorité Tamoule, guerres dévastatrices et sanglantes qui ont abouti à la victoire de l’Etat central et, en même temps à une drastique mise en cause des libertés les plus élémentaires dans l’ensemble de l’île. Bien avant la colonisation britannique, l’île avait connu des vagues de peuplement venues du nord de l’Inde : c’est là l’origine de la population Sinhalee (ou cingalaise), de religion bouddhiste et qui constitue la majorité des habitants de l’île. L’autre source du peuplement a été les Tamouls, venus du sud de l’Inde, et majoritairement hindouistes. Le colonialisme britannique a toujours joué de l’existence de ces deux ethnies, préparant ainsi les conditions de l’affrontement qui a déchiré le Sri Lanka. A partir du milieu du XIXème siècle, la situation a été aggravée par le recrutement massif de Tamouls « Indiens » affectés aux grandes plantations de thé, travaillant dans des conditions extrêmement dures, privés de droits et à qui, lors de l’indépendance, sera refusée la nationalité sri lankaise.

L’impérialisme britannique a utilisé la situation existant au Sri Lanka pour pousser, plus loin que dans d’autres possessions, un processus d’association des « élites locales » à l’administration, notamment par l’existence d’un Conseil législatif dont les membres étaient nommés par les autorités coloniales (3).

La vie politique, et donc l’affirmation d’un mouvement national visant à l’indépendance politique, était très en retard sur les développements politiques en Inde. Ce n’est qu’en 1919 – dans le contexte de la vague révolutionnaire issue de la Première Guerre mondiale – qu’apparait à Ceylan une pâle copie de ce qu’est le Congrès en Inde. Le Congrès National de Ceylan n’est en fait qu’un club fermé des représentants de la classe dominante locale qui limite son action à quémander des améliorations constitutionnelles dans le but ultime de voir Ceylan devenir l’une des composantes du Commonwealth.

Par contre, le mouvement de la classe ouvrière se développe beaucoup plus fortement. Des grèves généralisées ont lieu dès 1920 dans la capitale Colombo et, dans les années qui suivent, sera constituée une fédération syndicale la Ceylon Labour Union. En 1929, une grande grève des travailleurs des transports publics (tramways) paralyse Colombo. De cette grève, Philip Gunawadena qui sera l’un des fondateurs du LSSP écrit « Les travailleurs ont atteint des sommets d’énergie révolutionnaire, d’enthousiasme et de sacrifices pour défendre leurs intérêts de classe ».  Il ajoute que la bourgeoisie de Ceylan manifestait alors « une peur de la classe ouvrière plus forte que leur peur des conquérants étrangers ». Dans les années 1930, surgiront aussi des organisations de jeunesse (Youth Leagues) qui mèneront des campagnes anti-impérialistes et dont certains responsables établiront des contacts avec la gauche du Parti du Congrès indien, Le Congress Socialist Party dont les créateurs auront d’étroits contacts politiques avec les militants de Ceylan qui constitueront le LSSP.

C’est au sein de ces mouvements divers – sur le plan syndical et sur le plan politique – que se forge la base de la constitution du LSSP. Mais l’équipe qui prendra l’initiative d’aller vers un parti politique est avant tout constituée d’étudiants à qui leur statut familial et leurs capacités ont permis d’étudier à l’étranger, en particulier à Londres et aux États-Unis. Ces jeunes intellectuels seront influencés très tôt par le marxisme, participeront notamment à la vie politique en Grande Bretagne, dans le Labour Party et la gauche de celui-ci ou dans le Parti communiste. Ils prendront connaissance de l’existence de l’Opposition de Gauche et de ses positions : certain d’entre eux commenceront à s’y rallier avant leur retour à Ceylan. C’est de cette équipe que viendront les principaux dirigeants du LSSP. On peut citer Philip Gunawardena et son frère Robert, Colvin Da Silva, N. M. Perera, Leslie Goonawardene.

Du groupe d’intellectuels au premier parti ouvrier de Ceylan

A leur retour à Ceylan, ils s’intègrent dans l’activité politique et syndicale notamment dans la Youth League dont ils deviennent des animateurs et des porte-parole. Sur le plan syndical, ils s’opposent à l’orientation étroitement réformiste du principal dirigeant de la confédération, Goonesinghe et à son acceptation de la discrimination à l‘égard des travailleurs tamouls, en particulier des « Tamouls indiens ». Ils publient un journal dont le titre est L’Ouvrier et interviennent de manière organisée dans des conflits comme celui qui paralyse les Wellawatte Mills, l’une des grandes entreprises textiles de l’île, où ils agissent pour permettre l’unité des travailleurs d’origine tamoule avec ceux d’origine sinhalee.

C’est en 1935 que le LSSP est formellement constitué, au départ par un groupe réduit d’une quarantaine de militants qui recruteront rapidement dans la classe ouvrière et dans la jeunesse. L’organisation rassemblera vite plusieurs centaines de militants et en comptera 3 000 à la veille de la guerre.

Il n’existait pas dans la langue cingalaise le mot « socialisme ». Ne voulant pas utiliser l’anglais pour donner son nom au parti, les fondateurs forgèrent l’expression Sama Samaja qui donne l’idée d’égalité. Dans les premières années de son existence, de 1935 à 1940, le LSSP n’était pas un parti régi par des règles d’organisation strictes. Toutefois, nombre de ses adhérents menaient une activité intense dans le mouvement ouvrier et assuraient la diffusion du journal du parti. D’emblée, le LSSP se saisit de toutes les possibilités légales que lui offre le système mis en place par le colonisateur. Aux élections de 1936, le LSSP présente, pour le Conseil législatif, quatre candidats dont deux seront élus. Ces élus utilisent cette assemblée consultative aux pouvoirs limités comme une tribune dans leur combat pour l’indépendance et comme un point d’appui pour l’action politique d’ensemble du parti. Les élus du LSSP utilisent des problèmes comme ceux des transports publics, de l’école etc. pour intervenir sur toutes les questions qui affectent la vie quotidienne de leurs électeurs. C’est ce qui a permis de qualifier le LSSP de premier véritable parti politique ayant existé à Ceylan et se donnant pour tâche de faire de la politique l’affaire de la majorité de la population. Cette tâche, il n’a pu l’accomplir que comme parti ouvrier, comme parti dont la base militante aussi bien qu’électorale se trouvait dans la classe ouvrière, comme parti qui se prononçait pour les intérêts et les revendications de la classe ouvrière, de ceux dont – comme nous l’avons vu plus haut – l’un des fondateurs du LSSP assurait qu’ils avaient plus peur d’eux que des colonisateurs.

A l’échelle internationale, le LSSP n’était affilié ni à la Seconde ni à la Troisième internationale. Publiquement, il ne mène alors aucune polémique avec les positions des uns ou des autres. Si les positions de certains de ses dirigeants coïncident ou se rapprochent de celles de Trotsky et du mouvement pour la Quatrième internationale, il n’en est pas fait état dans la presse du parti.

Cela explique la manière dont est traitée la question cruciale du Front Populaire. Publiquement le LSSP ne s’oppose pas aux positions mises en avant par le 7ème congrès de la Troisième internationale mais il ne les approuve pas non plus. En revanche, dans son action, il maintient une ligne de combat contre le colonialisme, pour l’indépendance, contrairement aux consignes de modération qui sont données par la direction stalinienne de la Troisième internationale aux partis communistes des colonies des « pays démocratiques » (Grande Bretagne, France). Il s’oppose résolument, y compris dans ses interventions parlementaires, à l’augmentation des dépenses militaires.

La révolution espagnole, le rôle que joue alors la direction de la Troisième internationale, la répression contre le POUM (4), accentuent la différentiation au sein du parti. Colvin Da Silva remarque à ce sujet « La révolution espagnole nous convainquit de la nécessité de prendre une position claire sur la question du stalinisme », mais, à ce stade, les militants gagnés au Trotskysme font connaitre leurs positions essentiellement à travers des cercles d’études et des groupes de discussion internes. Les procès de Moscou poussent encore plus fortement à la clarification et à la polarisation. Ils provoquent une véritable révulsion non seulement parmi les dirigeants du LSSP mais aussi au sein de la « gauche socialiste » dans le Congrès indien. A Ceylan, un affrontement devient de plus en plus inévitable entre ceux qui s’adaptent au stalinisme et le regroupement politique au sein du LSSP autour des positions de la Quatrième internationale.

Le pacte Hitler-Staline provoquera l’explosion. « L’annonce du Pacte germano-soviétique fit l’effet d’une bombe » dira l’un des militants du LSSP. Cela est vrai à l’échelle internationale. Mais la prise de position du LSSP ne consiste pas en une condamnation du Pacte « en soi », mais au contraire en une condamnation de l’ensemble de la politique stalinienne...

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