MOLCER 3, Guillaume Doizy

Dans un ouvrage récent publié au CNRS sous le titre « De quoi se moque-t-on ? », deux universitaires débutent ainsi leur introduction : « L’espace de la satire semble s’être considérablement réduit ces dernières années, comparé à ce qui serait son âge d’or sous la Troisième République, voire à un certain moment libertaire des années 1960-1970 ». Depuis la Révolution française de 1789, la caricature bénéficie d’une perception largement faussée : en 1792, le royaliste Boyer de Nîmes expliquait déjà la révolution par les caricatures et non l’inverse. Dans le siècle qui va suivre, cette conception prévaudra largement, et servira de base à toute justification de la censure. Pour l’observateur à l’époque, les caricatures qui se multiplient lors de ce gigantesque bouleversement social, ont un pouvoir révolutionnaire, conception qui trouvera son prolongement au travers de Daumier. L’historiographie de la caricature politique en France s’accorde en effet à présenter ce dessinateur comme un champion de la liberté contre les oppressions. Enfin, la période qui suit le vote de la loi de juillet 1881 sur la Liberté de la presse est désignée comme un âge d’or de la caricature dans l’hexagone. L’absence de censure aurait alors permis à la caricature de traduire toutes les sensibilités politiques, l’image satirique pouvant être de ce fait perçue comme un outil favorisant la plus large démocratie. Certes, certains « excès » de la caricature sont parfois soulignés, et notamment les images antisémites. Mais hormis cette anomalie, pour les historiens du genre (et pas seulement), la caricature Belle Epoque semble défendre l’opprimé contre le riche, le « petit » contre l’Etat oppresseur monarchique ou bourgeois. En mettant à l’honneur les caricatures anticapitalistes, antimilitaristes et anticléricales parues dans L’Assiette au Beurre notamment, l’extrême gauche entretient ce mythe depuis les années 1970. La caricature se caractériserait donc par son génie universel et constituerait, comme l’a souvent répété Plantu ces dernières années, un « baromètre de la démocratie ». La grande liberté des crayons serait le signe d’une démocratie la plus large et la plus généreuse et la caricature serait un instrument d’émancipation en soi. Mais de quelle démocratie parle-t-on ? De quelle caricature parle-t-on ? L’émancipation de qui ?

Daumier, de la lutte contre la monarchie à la République répressive

L’exemple de Daumier n’est pas inintéressant. Il s’agit sans doute du dessinateur français le plus connu en France, mais également à l’étranger. Mort dans l’indifférence, il est dans les années qui suivent son décès remis au goût du jour par les républicains, les amis de Gambetta notamment, qui parviennent peu à peu à en faire un artiste de génie. Daumier fascine les démocrates étrangers, et enthousiasme même les élites francophiles de la Russie tsariste, puis les communistes de l’URSS. Artiste pour les uns, père du réalisme pour les autres, pour tous, il a su saisir l’esprit de son époque, ridiculiser les travers de la bourgeoisie mais aussi parfois magnifier le peuple en tant que force agissante.

Entre 1830 et 1835, Daumier s’oppose en effet par le dessin au roi « citoyen » Louis-Philippe. Ses impertinences répétées lui valent de passer plusieurs mois en prison, ce qui fonde sa notoriété et renforce sa rage contre un pouvoir né des Trois Glorieuses. Le gouvernement déçoit rapidement les républicains avancés et également les couches populaires, nombre d’émeutes éclatant alors. Pendant ces cinq années, Daumier et ses amis qui dessinent dans La Caricature et Le Charivari soutiennent l’effervescence populaire, dénoncent la répression, comme par exemple avec la fameuse lithographie « Rue Transnonain » en 1834, qui n’est pas une caricature. Dans un jeu de clair-obscur dramatique, Daumier y dépeint plusieurs cadavres, ceux d’une famille réprimée par le pouvoir. Après un attentat raté contre sa personne, Louis-Philippe fait voter une série de lois de censure en septembre 1835. Les dessinateurs se soumettent et s’abstiennent dorénavant de publier des dessins visant le gouvernement. Les caricatures de Daumier, qui égratignent les fatuités bourgeoises pendant cette période, ne s’adressent pas au peuple. Elles ne portent aucun message révolutionnaire. D’ailleurs, les journaux satiriques, de par leur coût et leur contenu éditorial, sont des organes de divertissement destinés à la bourgeoisie petite et moyenne.

C’est en 1848 avec la révolution de février que Daumier et ses collègues renouent avec la caricature politique. Mais contrairement à la période précédente, de par sa sensibilité républicaine, Daumier n’est plus dans l’opposition. Il appartient dorénavant à la majorité. S’il ne donne pas dans la charge contre le roi déchu dans les semaines qui suivent sa chute, sujet à la mode dans les caricatures vendues alors sous forme de feuilles volantes, Daumier n’en trouve pas moins de nouvelles cibles et de nouveaux adversaires. Il ne s’agit plus du roi et de la monarchie, ou même de la bourgeoisie dont l’accentuation des travers et des « ridicules » n’a jamais ébranlé l’assise. Dorénavant, Daumier s’en prend aux socialistes et aux femmes en quête d’émancipation. Dans d’innombrables séries, le dessinateur républicain fustige Proudhon, Pierre Leroux, Victor Considérant, mais surtout la féministe Jeanne Deroin, les « bas bleus », les femmes socialistes et « divorceuses », accusées des pires désordres, furies avinées dont les revendications risqueraient de détruire l’ordre du monde. Daumier ne soutient pas les réprimés des journées de juin (plusieurs milliers de morts, des dizaines de milliers de condamnés à de la prison ou à la déportation). Pendant cette période fleurissent de nombreux petits journaux socialistes, mais aucun ne recourt à la caricature. Néanmoins, pendant la campagne électorale pour l’élection présidentielle de décembre 1848 (la première en France, suffrage universel masculin uniquement), quelques dessinateurs, alors inconnus, défendent de leur côté ouvertement les thèses socialistes, exaltant la figure de l’ouvrier en blouse. Daumier s’en abstient, on l’a bien compris. Il soutient le pouvoir et l’ordre contre les nouveaux révolutionnaires, tout comme il se gardera de défendre la Commune de Paris en 1871. Daumier est indéniablement un caricaturiste républicain bourgeois qui épouse les préjugés et les haines sociales de cette classe. Mais contrairement à d’autres dessinateurs bourgeois progressistes, il s’en prend aux femmes avec une rage inégalée. Sous son crayon lithographique, la caricature n’est pas plus un instrument d’émancipation universel que sous les crayons de la plupart des autres dessinateurs. La caricature reste l’arme du plus fort ou de forces sociales dominantes dotées de la culture des élites et dont la maîtrise des moyens matériels et médiatiques permet de mettre en circulation ces images. Enfin, les thuriféraires de Daumier n’auront de cesse de minimiser ses caricatures politiques parues entre 1830 et 1835, disqualifiées pour leur caractère outrancier, alors qu’elles sont les seules à pouvoir être perçues comme révolutionnaires chez lui. Pour faire de Daumier un grand artiste, il a fallu gommer chez lui le révolté des premières années...

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