MOLCER 6, Paul Ulhade

Les insurrections des canuts de Lyon, les ouvriers de la soie, qui en novembre 1831 et en avril 1834 furent maîtres de la ville pendant plusieurs jours, marquèrent l’entrée d’une nouvelle classe sociale sur la scène de l’histoire : la classe ouvrière.  La violente répression de ces insurrections fut à la mesure de la peur que la bourgeoisie avait ressenti de voir sa domination menacée.


« Vivre en travaillant ou mourir en combattant » : les insurrections des canuts lyonnais

Parmi les différents événements qui ont durablement marqué le mouvement ouvrier français, il en est un qui est généralement considéré comme un des premiers combats de la classe ouvrière en France : la révolte des canuts  lyonnais. L’historien soviétique Eugène Tarlé, membre de l’Académie des sciences de Russie, écrit en 1929 : « L’insurrection lyonnaise de 1831 constitue un tournant dans l’histoire de la classe ouvrière, non seulement en France mais dans le monde entier. On a dit que l’ouvrier russe après le 9 janvier 1905 et l’ouvrier russe avant le 9 janvier sont deux hommes différents, qui ne se ressemblent guère. On peut en dire autant de l’ouvrier français avant et après l’insurrection lyonnaise » . De même, lorsque Friedrich Engels rédige une série d’articles dans le journal Neue Rheinische Zeitung à propos des journées de juin 1848 en France, il affirme que « l'histoire ne nous offre que deux moments ayant quelque ressemblance avec la lutte qui continue probablement encore en ce moment à Paris : la guerre des esclaves de Rome et l'insurrection lyonnaise de 1834 » . Et on pourrait mentionner encore la devise des canuts lyonnais de 1831, inscrite sur leurs bannières, et marquée dans la postérité : « Vivre en travaillant ou mourir en combattant ».

Un contexte politique et économique poussant à la révolte

La première insurrection des canuts lyonnais a lieu en novembre 1831. Elle se tient dans le contexte politique et économique particulier du début des années 1830, qui conduit à l’avènement d’une telle révolte.
En mars 1830, Charles X, « ultraroyaliste », règne sur la France, mais il n’est pas majoritaire à la Chambre des Députés. Il cherche à imposer une majorité contre les libéraux, par la dissolution de la Chambre. Cette tentative est un échec, car les libéraux sont encore plus nombreux, et le 25 juillet il signe quatre ordonnances procédant non seulement à la dissolution de la Chambre, mais qui remettent aussi en cause le droit de vote et retreignent les libertés démocratiques, comme celle de la presse. Cela soulève une vaste opposition parmi la bourgeoisie libérale, à laquelle se joint le prolétariat dans la lutte contre l’aristocratie. Des affrontements ont lieu à Paris, opposant des ouvriers imprimeurs et des étudiants contre la police, dont la sévère et immédiate répression impulse la construction de barricades dans Paris. Cela marque le début des trois journées révolutionnaires appelées les « Trois Glorieuses ». Le lendemain, l’Hôtel de Ville est envahi et le drapeau tricolore est hissé, à la place du drapeau blanc de la monarchie. Le 29 juillet, le nombre des insurgés augmente, rejoins par les soldats, et l’assaut donné sur le palais des Tuileries provoque la fuite du roi de sa résidence. Ce mouvement révolutionnaire trouve des échos dans les villes de province, comme à Lyon, où de nombreux ouvriers manifestent. 
Appelé par les députés de la Chambre, Louis-Philippe Ier accède au pouvoir et restaure les libertés de la presse et d’association, mais face à l’ampleur de la crise et du chômage au sein du prolétariat, les corporations ouvrières manifestent toujours après l’accession de Louis-Philippe Ier au pouvoir contre l’introduction des machines dans le travail artisanal, qui tendraient à la réduction de la main d’œuvre ouvrière, pour la fixation de tarifs plus uniformes et élevés, et pour la réduction des journées de travail. La nomination en mars 1831 du gouvernement de Casimir Perier marque un tournant répressif contre les mouvements populaires, qui s’illustre par la loi sur les attroupements du 10 avril 1831, autorisant la troupe à faire usage de ses armes après trois sommations. Les ouvriers prennent alors progressivement conscience que la monarchie de Juillet, qu’ils ont propulsé au pouvoir à la suite des « Trois Glorieuses » dans l’espoir d’un régime davantage démocratique et prenant en compte la situation économique des ouvriers, n’a finalement profité qu’à la bourgeoisie.
Au début des années 1830, le chômage est massif dans la classe ouvrière française. À Lyon, la concentration ouvrière est importante, bien que la grande industrie n’existe pas encore. La Fabrique lyonnaise c’est-à-dire la proto-industrie  de la transformation de la soie en tissus ou étoffes manufacturés prêts à être commercés, tient une place centrale dans l’économie lyonnaise. Malgré la concurrence anglaise, la Fabrique lyonnaise reste toujours prospère. C’est précisément la contradiction entre cette prospérité économique de la Fabrique et la situation précaire des ouvriers, les canuts, dont les salaires ne sont pas fixes et dépendent du bon vouloir des négociants à la richesse certaine, qui est à l’origine des mouvements insurrectionnels des canuts en novembre 1831, puis en avril 1834.

Dans le début des années 1830, la ville de Lyon et ses faubourgs comptent une population totale de 180 000 habitants, parmi lesquels environ 52 000 sont des ouvriers de la soie, répartis dans 30 000 petits ateliers. Dans chacun de ces ateliers se trouvent un ou plusieurs métiers, qui sont les machines employées par les ouvriers tisseurs. On trouve différents statuts dans la Fabrique lyonnaise : celui d’apprentis, qui sont des jeunes entre quinze et vingt ans, formés en échange de maigres salaires ; celui d’ouvriers auxiliaires, qui sont en majorité des femmes exerçant les métiers de dévideuses  et d’ovalistes , et celui de compagnons, qui ont en commun le fait de ne pas posséder de métiers, et qui dépendent du salaire que leur accordent les chefs d’atelier. Ceux-ci rémunèrent leurs ouvriers selon ce que les marchands-fabricants (ou négociants) leur versent après la réalisation des étoffes commandées. Au nombre d’environ cinq cents à six cents, les marchands-fabricants contrôlent la production de la Fabrique et détiennent une large part des richesses produites par cette industrie. La concentration de capital entre leurs mains fait d’eux une élite économique et politique à Lyon, dont les intérêts sont défendus par les autorités municipales et religieuses, poussant au rapprochement des intérêts des compagnons et des chefs d’ateliers.
L’ensemble des ouvriers de la Fabrique, chefs d’atelier, compagnons et même les enfants, travaille quotidiennement dans les ateliers entre quinze et dix-huit heures, de jour comme de nuit. Ces conditions de travail sont à l’origine de nombreuses maladies et problèmes de santé des ouvriers de la soie. Au début des années 1830, les ouvriers de la Fabrique vivent pour la grande majorité d’entre eux dans une certaine misère, car le prix des façons  est en baisse constante depuis la décennie 1810, alors que le coût de la vie reste le même, voire augmente. Cela explique la concentration de la quasi-totalité des canuts dans les faubourgs ouvriers de Lyon, principalement à la Croix-Rousse, mais aussi à Vaise et à La Guillotière.
Mais dès la fin du XVIIIe siècle, émerge parmi les canuts une revendication commune : l’établissement d’un tarif, c’est-à-dire un prix unique de la main d’œuvre pour chaque étoffe réalisée, imposé aux marchands-fabricants pour éviter la négociation individuelle et donc la fluctuation des rémunérations des ouvriers. C’est sur cette revendication qu’éclate la « révolte des deux sous » en 1786, et qu’une pétition est signée par 4000 lyonnais en 1793. Elle est aussi portée à partir de 1828 par la société de Secours mutuel des canuts, le Devoir mutuel, et défendue dans leur presse, l’Echo de la Fabrique .

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