MOLCER 6, François de Massot
Au moment où cet article est remis au comité de rédaction de notre revue, une crise profonde – dont nul ne peut prévoir comment elle se terminera – ravage ce pays. Crise politique et sociale provoquée par le projet de « réforme des retraites » du président Macron, crise qui met en cause aujourd’hui les institutions fondamentales de l’Etat – ce que reconnaissent tous les commentateurs quelles que soient leurs positions politiques – posant par là même la question du pouvoir. Cette situation s’est constituée par une ample mobilisation des travailleurs et de la jeunesse, par d’immenses manifestations et par le recours à la grève dans certains secteurs.
Il eut été paradoxal qu’une revue qui, dans son titre même, se réfère aux révolutions, à la lutte des classes et au mouvement ouvrier, ignore cet événement considérable au prétexte qu’il s’agit de l’histoire qui se fait et non de celle qui est établie. Cela ne signifie nullement qu’il soit dans le rôle de cette revue de donner des « directives » ou de prétendre se substituer aux organisations et aux différents courants politiques existant au sein du mouvement ouvrier. Mais il lui revient de marquer les liens existants entre l’histoire passée du mouvement ouvrier et les développements actuels. Ce qui n'est possible qu’en abordant ces événements avec une opinion précise, opinion qui n’engage que celui qui la formule et n’entraine aucune prise de position de la revue en tant que telle.
Revue qui a récemment consacré un dossier à Rosa Luxembourg. Rosa Luxembourg qui, dans « Grève Générale, Parti et Syndicats (1906) » écrivait « La grève de masse, telle que nous la montre la révolution russe n’est pas un moyen ingénieux, inventé pour donner plus de force à la lutte prolétarienne, elle est le mode de mouvement de la masse prolétarienne. »
C’est ce « mode de mouvement » qui affleure dans la puissance, la résilience et la durée même de la levée en masse des travailleurs et de la jeunesse contre les provocations de Macron. Ce n’est que la réalisation de ce mouvement dans la grève générale qui peut avoir raison de l’obstination de Macron, balayer sa réforme et ouvrir la voie aux bouleversements sociaux et politiques qu’appelle la mobilisation des masses.
Dans ce contexte, il nous parait utile de montrer que, si ce mouvement s’est développé à partir de la question des retraites, cela lié à toute l’histoire du combat de la classe ouvrière contre l’exploitation et de la constitution du mouvement ouvrier.
« Le bonheur est une idée neuve en Europe »
C’est dans le cours de la révolution française jetant bas tous le vieil ordre féodal mais qui devait amener en conclusion la domination de la bourgeoisie, que Saint- Just, s’adressant à la Convention, le 3 mars 1794, déclarait : « On trompe les peuples de l’Europe sur ce qui se passe chez nous (…) Que l’Europe apprenne que vous ne voulez plus un malheureux ni un oppresseur sur le territoire français : que cet exemple fructifie sur la terre, qu’il y propage l’amour des vertus et du bonheur. Le bonheur est une idée neuve en Europe ». Le « bonheur » dont parle Saint Just est clairement lié aux conditions d’existence : il ne faut plus de malheureux. La portée sociale de ce qu’exprime l’un des principaux dirigeants jacobins se heurte à la réalité de ce qu’est le pouvoir de la nouvelle classe dominante, la bourgeoisie. La contradiction dans laquelle se trouve l’aile la plus radicale du mouvement révolutionnaire en France s’affirme dans son respect de la loi Le Chapelier qui interdit aux « malheureux » de s’organiser pour remettre en cause leur sort. La loi Le Chapelier adoptée par l’Assemblée constituante en juin 1791 interdisait toute « coalition » c’est-à-dire bafouait le droit des salariés à s’organiser pour défendre leurs revendications. Comme l’écrit Marx dans Le Capital : « Dès le début de la tempête révolutionnaire la bourgeoisie française osa reprendre aux ouvriers le droit d’association que ceux-ci venaient à peine de conquérir. » Dans une lettre à Engels (le 30 janvier 1865), Marx revenant sur la loi Le Chapelier, notait « qu’il était très caractéristique de Robespierre qu’à une époque où c’était un crime que d’être ″constitutionnel’’ dans l’esprit de l’Assemblée de 1789 (c’est-à-dire, de se référer positivement à l’œuvre de l’Assemblée Constituante) toutes les lois anti-ouvrières que celle-ci avait votée avaient été maintenues ».
Si le « bonheur » était en effet une idée neuve, l’idée d’assurer des conditions d’existence dignes à celles et à ceux qui ne pouvaient plus travailler, l’idée même de ce que nous appelons aujourd’hui « la retraite », était encore plus neuve.
La question du temps de travail, qu’il s’agisse de la durée de la journée de travail ou de la « vie de travail » est centrale pour le système d’exploitation capitaliste puisque la base du profit réside dans l’extorsion d’un travail non payé, source de la plus-value. On sait que les décennies pendant lesquelles ce système assurera ses bases et préparera son extension sont celles d’effroyables conditions de vie pour le prolétariat. Le phénomène du « paupérisme », universellement reconnu et dénoncé est pourtant, comme le démontre Marx, une condition d’existence de la production capitaliste : « Il fait partie des faux frais de la production capitaliste que le capital sait rejeter en majeure partie sur les épaules de la classe ouvrière et de la petite classe moyenne ».
C’est donc dans la lutte séculaire, marquée par la constitution d’organisations propres à la classe ouvrière (syndicats, partis politiques ouvriers), lutte contre l’exploitation que s’insèrent toutes les revendications visant à l’amélioration des conditions de vie du travailleur, le droit à l’éducation, à la protection de la santé, à la garantie contre les risques de la vie professionnelle (maladies, accidents), à l’interruption forcée de l’activité (chômage), à l’usure biologique de la force de de travail (toute la question des retraites). C’est dans le cours même de la lutte des classes que s’imposeront, comme enjeu même de cette lutte, tous les aspects de ce qu’on rassemble sous le vocable de la « Sécurité sociale ». L’actuel conflit qui se déroule en France relève de cette réalité historique......
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MOLCER n°6, JUIN 2023 - Revue MOLCER
SOMMAIRE 1/Hommage à Bernard Chevreau 2/Appel aux lecteurs et abonnés 3/Présentation de Molcer 6, par Jean-Numa Ducange 4/À propos de l'exposition " Marx en France ", par Jean-Numa Ducange ...