MOLCER 4 Roger Revuz, Abram Léon était né en 1918 à Varsovie de parents juifs qui émigrèrent en Belgique peu après sa naissance. Adolescent il milita dans l’organisation de jeunesse socialiste sioniste, Hashomair Hatzaïr [La Jeune Garde]. Mais bientôt, avec une vingtaine de camarades, il rompit avec le mouvement sioniste pour rejoindre l’organisation belge de la Quatrième internationale dirigée par Léon Trotsky.
Il commença à écrire les thèses qui vont constituer La question juive avant la guerre pour convaincre ses camarades sionistes de l’impasse où les conduisait cette idéologie. Il termina son livre en décembre 1942 alors que l’extermination des Juifs d’Europe par les Nazis battait son plein. Militant dans la clandestinité contre l’occupation nazie, Abram Léon est arrêté en juin 1944 par la gendarmerie allemande, déporté à Auschwitz d’où il ne reviendra pas. Il avait 26 ans. Son livre ne sera publié qu’en 1946.
La Question juive raconte toute l’histoire des Juifs depuis l’Antiquité jusqu’à la Seconde guerre mondiale et la tentative de leur destruction totale par le nazisme.
S’appuyant sur les écrits de Karl Marx, Abram Léon resitue la question juive à la lumière du matérialisme historique : il ne faut pas partir de la religion pour expliquer l’histoire juive mais au contraire partir de la situation économique et sociale des Juifs dans la société. De religion il est d’ailleurs peu question dans le livre.
Abram Léon bat en brèche un certain nombre d’idées fausses sur l’histoire juive, à commencer par la fameuse dispersion des Juifs au sixième siècle avant J.C par Nabuchodonosor, le roi de Babylone. S’appuyant sur de nombreuses sources, Abram Léon démontre que la dispersion des Juifs autour de la Méditerranée est bien antérieure. De même l’hébreu cessa très tôt d’être la langue usuelle des Juifs, ceux-ci parlaient l’araméen qui était la grande langue commerciale du Moyen-Orient dès le cinquième siècle avant J.C. Plus tard, ils adoptèrent des dialectes construits à partir de la langue dominante des sociétés dans lesquelles ils évoluaient tel le yiddish ou le judéo-espagnol. Il bat en brèche un des préjugés les plus répandus parmi les antisémites : le concept de « race juive » qui est selon lui une inanité. « Les Juifs, écrit-il, constituent un conglomérat racial très hétérogène [car]ils ont absorbé au cours de leur histoire une multitude d’éléments ethniques non sémitiques. »
Le grand apport théorique d’Abram Léon c’est la notion de peuple-classe suggérée par Karl Marx. Les Juifs ont constitué depuis l’Antiquité jusqu’au haut Moyen-Age la classe des marchands dans des sociétés qui restaient essentiellement agricoles. Et c’est pour cela, explique-t-il « qu’ils ont gardé certaines de leurs particularités religieuses, ethniques et linguistiques ». Cette classe était indispensable aux pouvoirs royaux comme source de financement et les monarques plaçaient les Juifs sous leur protection. Mais l’émergence, à partir du XIII ème siècle d’une classe de marchands et de banquiers chrétiens dans l’Europe occidentale rendit moins vital pour les monarques l’argent des Juifs. Ceux-ci furent expulsés vers l’Europe orientale, notamment en Pologne, et virent leurs biens confisqués. Et pour justifier ces confiscations, les monarques et le clergé les calomnièrent en les accusant d’empoisonner les puits et d’utiliser le sang des chrétiens pour leurs cérémonies religieuses. C’est alors que se produisirent les premiers pogroms et que se formèrent les premiers ghettos inconnus dans l’Antiquité et au haut Moyen-âge.
Avec les débuts de l’ère du capitaliste industriel au XIXème, on assista à une différenciation du peuple-classe et à l’émergence d’un prolétariat juif. En Europe occidentale, la bourgeoisie juive s’assimila économiquement et en conséquence culturellement, ce qui se traduisit par une perte d’influence de la religion juive. En Europe orientale le développement du capitalisme provoqua le dépérissement des anciens centres de commerce de l’époque féodale et provoqua le déracinement des masses juives qui se concentrèrent dans les grandes villes européenne (Berlin, Vienne, Paris) ou émigrèrent à l’étranger, en Europe occidentale ou aux Etats-Unis. Ces migrations avaient pour but de trouver de nouvelles activités économiques et de fuir l’antisémitisme et les pogroms.
Dans les années 1930, la crise du capitalisme entraînant les masses petites-bourgeoises dans la misère, les fascistes exaltèrent leur « anticapitalisme » pour le diriger contre les « capitalistes juifs » et Abram Léon de regretter que même « des couches considérables d’ouvriers […] se sont laissés tromper comme ce fut le cas auparavant pour la petite-bourgeoisie par la mythologie raciste ».
La dernière partie du livre aborde la question du sionisme, « idéologie de la petite-bourgeoisie juive, étouffant entre le féodalisme et le capitalisme en décadence ». Rappelant que cette idéologie, est, avant la Seconde guerre mondiale largement minoritaire parmi les Juifs d’Europe, il envisage, cependant, la possibilité de la création d’un « Etat juif » en Palestine mais celui-ci sera « un Etat placé sous la domination complète de l’impérialisme anglais ou américain » et ajoute-t-il « ce ne sera même pas le commencement de la solution de la question juive ». Pour lui la question juive ne pouvait être résolue sans la destruction du système capitalisme.
Ce livre, écrit, rappelons-le, dans des conditions extrêmes, est un livre passionnant et d’une lecture très accessible. Pour les lecteurs et lectrices qui s’interrogeraient, à juste titre, sur la validité des thèses d’Abram Léon, on peut citer les propos de l’historien Maxime Rodinson, spécialiste du Moyen-Orient et de l’Islam qui écrivait dans la présentation d’une précédente édition du livre : « Léon a pu se tromper sur tel ou tel point, s’égarer quelquefois dans des hypothèses particulières. Il a eu raison sur l’essentiel, sur le capital. Le judaïsme s’explique par l’histoire en non en dehors de l’histoire […] Il faut se grouper autour du flambeau qu’il nous a légué pour ne pas permettre à la réaction scientifique de nous entraîner sur la voie de la régression. »
MOLCER n°4, juin 2022 - Revue MOLCER
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