MOLCER 7 (suppément)-Léon Trotsky.Nous avons choisi de publier de larges extraits du chapitre VII « Lénine à la tribune » du livre « Lénine » écrit par Léon Trotsky au lendemain de la mort d’Iliitch le 21 janvier 1924. « Livre inachevé…pour une œuvre future » (Marguerite Bonnet). Son assassinat commandité par Staline ne lui en laissa pas le temps. Il n’en demeure pas moins que ce petit livre est selon Victor Serge « l’un des portraits les plus vivants, les plus prenants, les plus vrais que nous ayons de Lénine ». C’est par ce livre qu’André Breton découvrit Trotsky et Lénine, qu’il ne sépare jamais. Il publia un article sur cette œuvre dans le numéro 5 de la Révolution surréaliste. Eluard s’exclamera à sa suite : « Ce livre est un des plus grands que j’aie jamais lus. » 


(…) Lorsque j’essaie de me représenter, de réveiller en moi la première impression que donnait Lénine à la tribune, j’aperçois un homme solidement construit, un corps d’une grande souplesse ; j’entends une voix égale, coulante, très rapide, qui grasseye quelque peu, qui ne s’arrête pas, dont le discours n’a point ou presque point de pauses, ni, au début, d’intonation particulière.
Habituellement, les premières phrases expriment des idées générales ; le ton est celui d’un homme qui tâte son auditoire ; le corps de l’orateur semble ne pas avoir encore trouvé son équilibre ; le geste manque de précision ; le regard est absorbé dans la pensée intérieure ; la face est plutôt morose et comme un peu dépitée ; l’idée cherche le moyen d’atteindre l’assistance.
(…) Mais voici qu’il tombe dans la ligne, dans la rainure. Le thème commence à se dessiner. L’orateur incline en avant la partie supérieure du corps, mettant ses pouces dans les entournures de son gilet. Du coup, à ce double geste, la tête et les bras se portent en avant. La tête ne semble pas bien grosse sur ce corps de petite taille mais fortement bâti, bien balancé, rythmique. Ce qui semble énorme, c’est le front, ce sont les bosses dénudées du crâne. Les bras sont très mobiles, mais sans nervosité, sans mouvements inutiles. Le poignet est large, les doigts sont courts, la main est plébéienne, vigoureuse. Dans cette main se retrouvent les traits de bonhomie courageuse que l’on retrouve dans l’ensemble de la charpente et qui inspirent confiance.
Pour qu’on s’en aperçoive, cependant, il faut que l’orateur ait eu le temps de s’éclairer du dedans, ce qui arrive lorsqu’il a deviné la malice de l’adversaire ou lorsqu’il a réussi, lui-même, à le faire tomber dans son piège.
Alors, de dessous, de la puissante saillie du front et du crâne, se détachent les yeux de Lénine dont quelque chose est resté dans une assez heureuse photographie de 1919.
L’auditeur, même le plus indifférent, lorsqu’il avait surpris ce regard, se mettait sur ses gardes et attendait la suite. Les pommettes anguleuses s’éclairaient et s’adoucissaient, à de tels moments, d’une indulgence sagace, derrière laquelle on devinait une grande connaissance des hommes, des rapports sociaux, de la situation, connaissance allant jusqu’à la dernière profondeur. La partie inférieure du visage, au poil roussâtre, grisonnant, restait en quelque sorte dans l’ombre. La voix s’adoucissait, devenait d’une grande souplesse, et, par moments, malicieusement insinuante.
Mais voici que l’orateur introduit dans son discours l’objection supposée d’un contradicteur ou quelque phrase malveillante, tirée d’un article de l’ennemi. Avant même d’avoir disséqué la pensée de l’adversaire, il vous fait comprendre que l’objection manque de base, qu’elle est superficielle, qu’elle est fausse. Il retire ses pouces des entournures du gilet, rejette le corps légèrement en arrière, recule à petits pas, comme pour se donner la place où il prendra de l’élan, et, tantôt ironiquement, tantôt d’un air désespéré, il hausse ses épaules trapues et ouvre les bras, les mains, écartant les pouces de façon expressive.
Il condamne l’adversaire, le tourne en dérision ou le cloue au pilori – selon l’homme à qui il a affaire et selon l’occasion – avant même de l’avoir réfuté.
L’auditeur est comme prévenu, il sait à quel genre de preuve il doit s’attendre et dans quel sens il doit préparer sa pensée.
Ensuite s’ouvre l’offensive logique. La main gauche se replace soit à l’entournure du gilet, soit, plus souvent, dans la poche du pantalon. La droite suit le mouvement de la démonstration et en marque le rythme. Dans les instants où cela devient nécessaire, la gauche vient à l’aide de la droite. L’orateur fonce sur l’auditoire, atteint le bord de l’estrade, se penche en avant et par des mouvements arrondis des bras travaille sa propre matière verbale. Cela signifie que Lénine est arrivé à l’expression de sa pensée centrale, au point essentiel de son discours.
S’il y a des adversaires dans l’auditoire, des exclamations hostiles, des critiques s’élèvent de temps en temps contre l’orateur. Dans neuf cas sur dix, les interruptions restent sans réponse. L’orateur dira ce qu’il a à dire, pour ceux à qui il croit bon de s’adresser et de la façon qui lui paraît nécessaire. Il n’aime pas à faire des écarts pour répliquer à l’un ou à l’autre. Les trouvailles rapides, au cours du discours, ne sont pas le fait de sa pensée concentrée. Seule, sa voix, après des interruptions hostiles, devient plus âpre, le discours plus compact, plus pressé, la pensée plus aigüe, le geste plus brusque.
Il ne se saisit de l’exclamation d’un adversaire que dans le cas où elle répond au développement général de sa pensée, quand elle peut l’aider à atteindre plus vite la déduction nécessaire. Mais alors ses répliques sont absolument imprévues par leur simplicité frappante qui assomme sur place. Il met à nu une situation là où l’on s’attendait à le voir plutôt la masquer.
C’est ce qu’ont éprouvé plus d’une fois les mencheviks dans la première période de la révolution, quand ils accusaient le bolchevisme de violer la démocratie et quand ces accusations gardaient encore de leur fraîcheur.
« Nos journaux sont supprimés ! – Bien sûr, mais pas tous malheureusement ! Nous les supprimerons bientôt tous. (Tonnerre d’applaudissements.) La dictature du prolétariat coupera à la racine cette propagande, empêchera ce honteux trafic de l’opium bourgeois. (Tonnerre d’applaudissements).
L’orateur s’est redressé. Les deux mains sont dans les poches. Il n’y a pas là la moindre apparence de pose, il n’y a pas dans la voix de modulations oratoires ; en revanche, il y a dans tout le corps, dans l’attitude de la tête, dans les lèvres serrées, dans les pommettes, dans le timbre imperceptiblement rauque de la voix, une inébranlable assurance en la justesse de ses actes, en la justice de sa cause. 
« Si vous voulez vous battre, battons-nous, mais comme il faut. »
Quand l’orateur frappe non plus sur l’ennemi mais sur les siens, cela se sent au ton comme au geste. La plus furieuse attaque garde, dans ce cas, le caractère d’un procédé pour « raisonner » les gens. Parfois, la voix de l’orateur s’arrête, se brise sur une note haute : cela se produit quand il dénonce avec violence quelqu’un des siens, quand il veut faire honte, quand il démontre que l’opposant ne comprend absolument rien à la question et qu’il a été incapable de produire « le moindre » motif, de donner « le plus petit » fondement à ses objections. Dans ces « le moindre », dans ces « le plus petit », la voix atteint parfois à la hauteur du fausset, et c’est alors qu’elle se brise en l’air ; et, arrivée là, la tirade la plus coléreuse prend une nuance soudaine de bonhomie.
L’orateur a médité d’avance son idée jusqu’au bout, jusqu’à la dernière déduction pratique ; l’idée, oui, mais non pas à la façon de l’exposer, non pas la forme, à l’exception toutefois de quelques expressions, de quelques « mots » particulièrement concis, précis, savoureux, qui entrent ensuite dans la vie politique du Parti et du pays, comme monnaie sonnante qui a cours partout.
La construction des phrases est habituellement lourde, encombrée ; une proposition vient s’appliquer, se coucher sur l’autre, ou bien s’enfonce en pointe dans une autre. Pour les sténographes, ce genre de construction est une pénible épreuve, et non moins pénible ensuite pour les rédacteurs. Mais, à travers ces phrases massives, la pensée tendue et autoritaire s’ouvre une voie sûre, vigoureusement.
Est-il vrai, pourtant, que celui qui parle est un marxiste profondément instruit, un théoricien des sciences économiques, un homme d’une immense érudition ? On dirait, on croirait, du moins à certains moments, que l’on est plutôt en présence d’un extraordinaire autodidacte qui est arrivé tout seul, par ses facultés naturelles, à comprendre toutes ces choses, qui s’est mis tout cela dans la cervelle, sans aucune instrumentation scientifique, sans aucune terminologie rigoureuse, exposant tout ce qu’il sait à sa manière. D’où vient cela ? De ce que l’orateur, après avoir médité la question pour son propre compte, y a encore réfléchi en se plaçant au point de vue de la masse, en appliquant à sa pensée l’expérience des foules, en débarrassant complètement son exposé de tout l’échafaudage théorique qui lui avait servi pour construire son discours.
Parfois, cependant, l’orateur gravit d’une façon précipitée l’échelle de ses idées, enjambant les marches : il agit ainsi lorsque la conclusion à atteindre lui semble déjà trop claire, trop évidente, lorsqu’il devient pratiquement trop urgent d’y parvenir ; lorsqu’il faut y amener les auditeurs aussi vite que possible.
Mais voici qu’il a senti qu’on ne pouvait le suivre, que le lien entre lui et l’auditoire se détendait. Aussitôt, il se reprend, saute en arrière et recommence son ascension, mais, cette fois, d’un pas plus calme, plus mesuré. Sa voix même se modifie, on n’y sent plus l’excès d’intensité du début ; elle s’enveloppe de nuances persuasives.
Ce retour en arrière, ce mouvement de va-et-vient nuit, bien entendu, à la construction du discours. Mais fait-on un discours pour le simple plaisir de le bien construire ? A-t-on besoin, dans un discours, d’une autre logique que de celle qui déterminera l’action ?
Et lorsque l’orateur rejoint à nouveau sa conclusion, accompagné maintenant de tous ses auditeurs, n’ayant abandonné personne en chemin, on a dans la salle comme la sensation physique de son succès, on éprouve la joie reconnaissante qui marque la complète satisfaction de la pensée collective.
Il ne reste plus qu’à frapper deux ou trois fois pour bien indiquer la conclusion, pour lui donner de la vigueur, pour lui laisser une expression simple, éclatante, imagée, pour l’imprimer dans les mémoires ; ensuite, on peut s’accorder, à soi-même et aux autres, une pause pour reprendre haleine ; on plaisante, on rit ; pendant ce temps, la pensée collective ne s’en assimile que mieux l’acquisition qui vient d’être faite.
L’humour oratoire de Lénine est tout aussi simple que ses autres procédés, si l’on peut ici parler de procédés. Mais on ne trouvera pas dans les discours de Lénine ce que l’on appelle « de l’esprit » et encore moins des « pointes » ; il a la plaisanterie savoureuse, intelligible pour la masse, populaire dans le véritable sens du mot. Si les circonstances politiques n’inspirent pas d’inquiétude particulière, si l’auditoire se compose en majorité de « fidèles », l’orateur ne répugne pas à un certain « batifolage ». L’auditoire entend avec plaisir telle facétie malicieusement naïve, telle « charge » plaisamment impitoyable ; on sent bien qu’il ne s’agit pas seulement de faire des mots et de rire, mais que tout cela conduit au même but.
Lorsque l’orateur recourt à la plaisanterie, la partie inférieure du visage devient plus saillante, surtout la bouche dont le rire est contagieux. Les traits du front et du crâne semblent s’estomper ; le regard, cessant de vriller, s’éclaire de gaieté ; le grasseyement s’accentue ; la tension vigoureuse de la mâle pensée s’amollit en belle humeur, en riante bonhomie.
Dans les discours de Lénine comme dans toutes ses besognes, le caractère qui se manifeste essentiellement, c’est la tension vers le but. L’orateur ne s’occupe pas de bâtir une harangue ; il cherche seulement à conduire vers une conclusion qui appelle des actes.
Il aborde ses auditeurs de diverses façons ; il leur explique les choses, il cherche à les convaincre, il vitupère, il plaisante, et il persuade encore, et il explique encore. Ce qui fait l’unité de son discours, ce n’est pas un plan préalablement établi, c’est un but pratique, nettement défini, rigoureusement marqué pour le jour présent, c’est une idée dont la pointe doit entrer et se loger dans l’esprit de l’auditoire.
A cette fin essentielle se subordonne l’humour de Lénine. Sa plaisanterie est utilitaire. Le moindre « mot » piquant a une destination pratique : il faut cingler ceux-ci, il faut réfréner ceux-là. Alors entrent en jeu des expressions qui sont souvent restées dans le vocabulaire de notre politique. Avant d’arriver à jeter son mot, l’orateur décrit quelques cercles préparatoires, comme s’il cherchait le point où le poser. Quand il l’a trouvé, il ajuste la pointe du clou, s’écarte un peu pour mieux voir et, d’un grand geste, assène le premier coup de marteau sur la toiture qu’il veut percer : un premier coup, puis un autre, puis beaucoup d’autres – jusqu’à ce que le clou soit bien entré, de telle manière qu’il est souvent très difficile de l’arracher ensuite, quand on n’en a plus besoin. Alors Lénine devra, avec une autre plaisanterie, marteler la tête du clou, de droite et de gauche, pour l’ébranler ; et quand il l’aura arraché, pour le jeter à la ferraille des archives, ce sera un gros chagrin pour ceux qui avaient déjà pris l’habitude de cette parure désormais inutile.
Mais voici que le discours arrive à sa fin. Les derniers calculs sont faits, les conclusions sont fortement marquées. L’orateur a l’air d’un ouvrier qui sort épuisé de sa tâche, mais qui est heureux d’avoir mené à bien la besogne. Sur le crâne dénudé où apparaissent des gouttelettes de sueur, il passe, de temps en temps, la main. La voix n’a plus la même véhémence, elle s’éteint, c’est la braise qui achève de se consumer. Il est possible de finir. Mais il ne faut pas s’attendre à cet air de bravoure qui couronne habituellement les discours et sans lequel, semble-t-il, on ne pourrait descendre de la tribune. Un brillant final est indispensable aux autres ; Lénine n’en a pas besoin. Il ne parachève pas ses harangues en professionnel : il termine son travail et met un point. « Si nous comprenons ceci, si nous faisons cela, nous vaincrons sûrement… » Telle est souvent sa phrase de conclusion. Ou bien : « Voilà tout ce que je voulais dire… » - et rien de plus. Et ce dernier mot, qui est tout à fait selon la nature de l’éloquence de Lénine et selon la nature de Lénine lui-même, ne refroidit nullement l’auditoire. Au contraire, après cette conclusion « sans effet », « grisâtre », la foule semble ressaisir, par une étincelle de pensée, tout ce que Lénine vient de donner dans ses paroles, et c’est alors qu’éclatent les tempêtes de reconnaissance et d’enthousiasme que l’on nomme : applaudissements.
Mais déjà, ramassant en tas ses papiers, Lénine quitte vivement l’estrade pour éviter l’inévitable. La tête légèrement rentrée dans les épaules, le menton baissé sur la poitrine, les yeux dissimulés sous les sourcils, tandis que les moustaches se hérissent, d’un air presque en colère, sur la lèvre supérieure relevée en une moue de mécontentement. Les salves d’applaudissements et d’acclamations s’élargissent, comme des vagues qui déferlent l’une sur l’autre : « Vive … Lénine … chef…Iliitch… » Sous l’éclat des lampes électriques, scintille en passant le crâne de cet homme unique, fouetté de tous côtés par les flots irrésistibles. Et lorsque, semble-t-il, le tourbillon des enthousiasmes a atteint son extrême fureur, tout à coup, à travers le grondement, et le roulement, et le clapotement, une voix jeune, vibrante, heureuse, s’élève, comme le cri de la sirène coupant la tempête : Vive Iliitch ! 
Et alors, des dernières et tremblantes profondeurs de l’âme collective, de l’amour et de l’enthousiasme populaires, monte en réponse, formidable cyclone, une clameur générale, indéfinissable, indivise, qui secoue les voûtes : Vive Lénine !

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