MOLCER 7,  Eric Aunoble. L’« État-commune » projeté par Lénine semblait à portée de main quand il écrivait L’État et la révolution à l’été 1917 : les soviets d’ouvriers, de soldats ou de paysans pratiquaient une démocratie directe qui permettait de révoquer à tout moment un délégué. En peu d’années, ce rêve s’est brisé. Les soviets étaient devenus des appareils tentaculaires libérés de tout contrôle de leurs mandants. Même si Staline a pu concentrer un pouvoir exorbitant, il n’a pas mis fin à la toute puissante inertie de l’administration, laquelle lui a survécu. Les mots d’Hannah Arendt valent pour l’URSS : y régnait « la bureaucratie, pouvoir d’un système complexe de bureaux où ni un seul, ni les meilleurs, ni le petit nombre, ni la majorité, personne ne peut être tenu pour responsable, et que l’on peut justement qualifier de règne de l’Anonyme » .
Cette question de la bureaucratie a été un enjeu majeur pour les révolutionnaires du XXe siècle, à la fois question centrale autour de laquelle s’est construit le mouvement trotskiste et point de friction à partir duquel s’en éloigneront des penseurs comme James Burnham ou Claude Lefort  qui pouvaient imaginer une domination mondiale conjointe de la technostructure capitaliste et de la bureaucratie stalinienne. Maintenant que cette crainte a disparu, la doxa selon laquelle dictature et bureaucratie sont les pendants du communisme s’est renforcée. Un des principaux manuels universitaires actuels sur l’histoire de l’URSS se réfère ainsi à de nombreuses reprises à Ludwig von Mises , lequel considérait dès 1922 « la communauté socialiste » comme « une grande association autoritaire », base d’un « État bureaucratique » .
Le parti-pris est évident dans cette opinion, mais il serait trop facile de refuser de la considérer sous ce seul motif. D’une part, elle exprime un préjugé suffisamment répandu aujourd’hui pour devoir être discuté. D’autre part, la prolifération de la bureaucratie a été pointée assez tôt par des témoins a priori de bonne volonté : les anarchistes Alexander Berkman et Emma Goldman, déportés comme « rouges » depuis les États-Unis en 1920, mais aussi Pierre Pascal. Militaire français et catholique fervent, rallié néanmoins de toute son âme au communisme, il enrageait dans une note écrite la même année pour le jour anniversaire de la Révolution contre « ce bureaucratisme, cette course frénétique après les traitements et les rations, cet embourgeoisement cynique des dirigeants, cet embrigadement des masses » . Quelques semaines plus tard, Lénine parlait lui-même de l’État soviétique comme d’un  «État ouvrier présentant une déformation bureaucratique » .


Les trotskistes et la bureaucratisation
Le diagnostic est posé tôt, mais la réflexion sur l’origine de la maladie semble attendre que la question devienne un enjeu politique au sein du Parti communiste. En 1928, après l’exclusion de l’Opposition du Parti bolchevique, un de ses dirigeants, Khristian Rakovski , constate que « la bureaucratie des soviets et du parti constitue un phénomène d'un nouvel ordre. Il ne s'agit pas de faits isolés ou passagers, de lacunes individuelles, de défaillances dans la conduite de tel ou tel camarade, mais plutôt d'une nouvelle catégorie sociologique, à laquelle il faudrait consacrer tout un traité ». Il y voit l’effet du « déclin de l'ardeur du prolétariat [...]. Ni la classe ouvrière ni le parti ne sont plus ni physiquement ni moralement ce qu'ils étaient voici une dizaine d'années ». Rakovski avance deux types d’explication. Sociologiquement, quand une classe s'est emparée du pouvoir, une certaine partie de cette classe devient l'agent de ce pouvoir. C'est ainsi qu'apparaît la bureaucratie......

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(La deuxième partie paraîtra dans MOLCER 8 en juin 2024)

 

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