MOLCER 8 - Donna Kesselman
L’histoire du mouvement ouvrier américain est somme toute peu connue en France, et souvent mal comprise. Les raisons en sont la faiblesse des publications traitant de l’histoire, mais aussi de l’État social et du droit du travail si particuliers de ce pays, même si on les compare à ceux d’autres pays anglosaxons.
Les historiens expliquent, par exemple, par un «exceptionnalisme
américain » l’absence, à la différence d’autres pays capitalistes développés, d’un parti politique de grande envergure se réclamant des intérêts de la classe ouvrière. Une idée reçue voudrait qu’il n’y ait pas de lutte des classes dans ce pays, ou en tout cas pas de classe ouvrière se considérant comme telle, que
les travailleurs n’aient pas de conscience de classe et se considèrent, à l’instar de toute la population, comme faisant partie de « la classe moyenne »

.Les articles qui constituent ce dossier apportent des éclairages à ce vieux débat en montrant exactement le contraire, à savoir que l’histoire des États-Unis est celle d’une luttedes classes en permanence, parmi les plus violentes, où la classe ouvrière a cherché à s’organiser envers et contre tout. Comme nous le verrons également, la question de l’organisation politique de la classe ouvrière s’est toujours posée comme un enjeu central de ces luttes. Parmi les explications classiques du dit « exceptionnalisme », on trouve l’absence d’un passé féodal : un individualisme qui, couplé à une culture démocratique et égalitaire, aurait remplacé la structuration d’une société en classes sociales et la conscience de classe qui l’accompagne. L’article de Donna Kesselman sur le congrès de fondation des Industrial Workers of the World de 1905 montre à quel point cet événement marquant de l’histoire ouvrière américaine dément cette hypothèse. Des militants, syndicaux et politiques, de toutes les tendances du jeune mouvement ouvrier cherchent alors à unir leurs forces au sein d’une grande organisation de classe à même de mener, comme cela est inscrit dans le préambule des statuts de la nouvelle organisation, la « […] lutte entre ces deux classes [qui] doit durer jusqu’à ce que les travailleurs et travailleuses du monde parviennent à s’organiser en tant que classe, à s’emparer des moyens de production, à abolir le salariat et à vivre en harmonie avec la terre […] La mission historique de la classe ouvrière [est] d’en finir avec le capitalisme ». Quant à la nature de l’organisation à construire, le type de rapports avec des partis politiques se trouve au coeur des travaux. Cela
préfigure les combats épiques pour le syndicalisme d’industrie que connaîtront les États-Unis 30 ans plus tard.

L’expérience de la construction des États-Unis et de leur peuplement, la diversité culturelle et religieuse issue des vagues d’immigration, comme la marche vers l’Ouest (ce que les Américains appellent « la frontière »), participent en effet d’une spécificité historique et qui a été source souvent de divisions, mais qui n’a pas empêché pour autant la lutte des classes. Plusieurs articles reviennent sur la signification d’une population ouvrière industrielle constituée en grande partie d’immigrés. Dans la présentation de sa biographie de James P. Cannon, Bryan D. Palmer souligne l’importance de la capacité du fondateur du trotskisme aux États-Unis de s’adresser aux travailleurs américains dans un langage qu’ils comprennent, puisqu’issu de leurs rangs.
L’article nous plonge dans les mobilisations de masse des travailleurs pendant la Grande Dépression en relation avec l’émergence du trotskisme dans ce pays. L’article de Cody R. Melcher et Michael Goldfield sur le New Deal revient aussi sur la diversité de cette classe ouvrière.

La contribution de Catherine Collomp, « L’opposition au régime nazi dans le mouvement ouvrier américain : Le rôle du Jewish Labor Committtee » appartient à la fois à l’histoire du monde ouvrier et à celle du monde juif américain. Cette étude sur l’opération de sauvetage peu connue des militants ouvriers européens menacés par le nazisme rend compte de la présence importante de travailleurs immigrés récents d’Europe de l’Est et du Sud dans de vastes secteurs de la classe ouvrière industrielle de l’époque, sujet que connaît bien
l’auteure, laquelle a écrit sur le sujet un ouvrage de référence. Leurs représentants se sont mobilisés pour sauver des personnalités ouvrières parmi les plus connues de la social-démocratie, ce qui témoigne du degré de leur influence dans des sphères politiques, tout en mettant en lumière l’ambivalence du
gouvernement américain. Il ne faut pas sous-estimer, dans la voie qu’a prise l’histoire ouvrière dans ce pays, l’extrême hostilité du patronat. À titre d’exemples qui sont traités ici, la répression brutale des grèves et des militants des IWW, notamment du grand martyr de cette organisation, Joe Hill, présenté par Roger Revuz. En plus des moyens de répression mis à sa disposition par l’État – injonctions judiciaires, envoi de troupes fédérales pour casser des grèves sous la responsabilité de gouvernements complices – ce patronat a su tourner à son avantage la diversité démographique de la classe ouvrière pour diviser et opposer les travailleurs entre eux, à commencer par l’instrumentalisation du racisme, dont les racines étaient profondes.


L’article de Brian Kelly « La Reconstruction, “une grande opportunité manquée”. » nous renvoie à la période des lendemains de la Guerre de Sécession, pendant cette courte période où le soulèvement des anciens esclaves, qui avaient pris au mot toutes les promesses de l’émancipation dans leurs tentatives d’accéder au pouvoir économique et politique, à la propriété, ouvrit une période de rupture révolutionnaire. Seule la réconciliation des classes capitalistes montantes du Nord, les « libérateurs » du Parti républicain de Lincoln,
désireux de contrôler la société industrielle, avec leurs anciens adversaires propriétaires d’esclaves, a pu déclencher la « contre-révolution ». Les ouvriers blancs du Nord, en raison de la pénétration du racisme dans la vie sociale américaine, ne comprirent pas ce soulèvement comme une composante complémentaire et indispensable de leur propre confrontation avec le pouvoir croissant du capital. Il en est résulté que « le talon d’Achille du mouvement ouvrier américain reste aujourd’hui encore la difficulté de construire une coopération efficace entre les travailleurs noirs et blancs par-delà la barrière de couleur. »


Les négociations collectives et l’État social, qui s’inscrivent aux États-Unis dans l’héritage du New Deal, représentent pour les travailleurs américains comme ailleurs, des acquis importants. Quelques mots s’imposent sur leurs spécificités. Plus que dans d’autres pays développés, les conditions de travail et de rémunération ainsi que la redistribution sociale et l’acquisition de droits et de protections sont déterminées, aux États-Unis, par le contrat d’entreprise. Du fait d’une réglementation fédérale minimaliste, de la grande
disparité entre celles qui sont appliquées dans les différents États fédérés et des moyens insuffisants pour les faire respecter dans leur ensemble, le syndicalisme et les négociations collectives, expression du rapport de force social dans la relation contractuelle, jouent un rôle central dans la régulation du travail. L’idéologie et les pratiques antisyndicales qui caractérisent le patronat américain ne sont pas sans rapport avec ces réalités structurelles.
Par ailleurs, à partir de la période qui suivit la Deuxième Guerre mondiale, période marquée par la fin de toute tentative significative de fonder des partis de travailleurs ou de présenter des candidats ouvriers aux élections politiques, il est plus juste d’utiliser le terme « mouvement syndical », ce qui est la traduction précise de labor movement dans son acception actuelle aux États-Unis, plutôt que le terme « mouvement ouvrier ».


Quelle est la spécificité de ces institutions de l’État social et de la régulation de l’emploi en termes de lutte des classes ? Dans l’article qui s’intitule « Le New Deal, législation sociale progressiste ou “ gestion des affaires communes de la bourgeoisie ” ? », Cody Melcher et Michael Goldfield rappellent les termes du débat qui traverse le monde académique américain quant à la nature des réformes du gouvernement de Roosevelt, présentées le plus souvent comme l’oeuvre d’hommes politiques éclairés et bienveillants, que ce soit le président ou le sénateur Robert Wagner qui fut à l’initiative de la loi sur les relations professionnelles (la National Labor Relations Act, souvent appelé le Wagner Act), législation emblématique du New Deal. L’article affirme, faits et chronologies à l’appui, qu’au contraire, c’est la lutte des classes, la croissance des organisations de manière indépendante et la mobilisation massive des travailleurs dans de vastes secteurs qui ont amené des réformes dont l’objectif étaient d’« apaiser une classe ouvrière américaine extrêmement militante qui avait lancé à grande échelle un défi à l’hégémonie capitaliste » et des structures institutionnelles susceptibles de « formaliser » cette mobilisation, de « la bureaucratiser et finalement de l’endiguer ».
Dans son dernier ouvrage, The Southern Key : Race, Class, and Radicalism in the 1930s and 1940s Michael Goldfield propose pour sa part une autre explication de « l’exceptionnalisme américain » à partir d’une analyse qui applique le matérialisme historique, qu’il oppose aux analyses « culturalistes » qui sont
en vogue aujourd’hui. Pour l’auteur, l’absence d’un parti ouvrier de masse et le niveau relativement bas des luttes de classes aux États-Unis sont le résultat, fondamentalement, de l’étendue exceptionnelle du pouvoir capitaliste américain. Cette surpuissance résulte de la profonde division de la classe ouvrière avant tout entre les races. Or, cette période historique a été celle d’une « occasion » qui aurait pu jeter les bases d’un mouvement syndical interracial et donc de l’unité de la classe ouvrière.
Cette carence a été aggravée par la stalinisation d’un Parti communiste qui avait commencé à s’engager dans la construction de syndicats interraciaux dans le Sud des États-Unis, et par l’emprise des bureaucraties sur les organisations syndicales qui a contribué à miner le puissant mouvement engagé vers la formation de syndicaux interraciaux dans de nombreuses industries, notamment les mines, dans le Sud du pays ; et n’oublions pas que, dans le même mouvement ces mêmes organisations se sont soumises à un des deux
grands partis bourgeois, le Parti démocrate.
Ainsi, les articles que propose ce dossier retracent les origines de l’organisation de la classe ouvrière américaine, les voies ouvertes ainsi que les difficultés auxquelles elle a dû faire face, ce qui permet de mieux faire la part des choses entre les différentes représentations et enjeux de la lutte des classes
aux États-Unis aujourd’hui.
 

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