MOLCER 9 - Propos recueillis par Rémy Janneau et Michel Lefebvre
MOLCER.Le titre de ton livre fait écho à celui de Paul Lidsky, Les écrivains contre la Commune paru à la veille du centenaire de 1971. Ta critique – très sévère – vise Robert Tombs et Quentin Deluermoz. Mais dans quelle mesure, vise-t-elle LES historiens ?
Le livre cible en particulier Tombs et Deluermoz car le premier, qui est une figure de la droite intellectuelle britannique, est désormais étrangement présenté en France comme le « spécialiste de référence » sur la Commune, et le second a été la « vedette » médiatique du 150e anniversaire de la Commune en 2021. Ils sont donc les représentants les plus éminents – et les plus caricaturaux – de ce que j’ai appelé la nouvelle historiographie de la Commune. Mais, comme le suggère le titre de mon livre, il s’agit bien d’un acte d’accusation contre l’ensemble de l’historiographie actuelle de la Commune. Je ne mets évidemment pas tous les historiens et historiennes dans le même sac que Tombs et Deluermoz. Certains ont produit et produisent encore des travaux de qualité sur la Commune. Mais qu’aucun n’ait jugé utile, ou opportun, de réfuter les horreurs et les imbécilités de Tombs et Deluermoz, qu’ils se soient pour certains associés à eux et aient promu leurs travaux – permettant ainsi le triomphe de ce nouveau paradigme historiographique –, qu’il me soit revenu à moi, prof d’histoire-géo dans le secondaire, d’écrire ce livre en défense de la Commune et de son histoire, en dit long sur l’état de l’histoire – en particulier du mouvement ouvrier – à l’Université.
MOLCER. Tu écris que l’un des objectifs de cette nouvelle historiographie est de nier le caractère socialiste voire révolutionnaire de la Commune. Peux-tu montrer par des faits, des déclarations, des formes d’organisation ou des mesures qu’elle fut bien socialiste, au-delà d’ailleurs de la conscience que pouvaient en avoir certains de ses dirigeants.
Je dis, pour être précis, que la nouvelle historiographie nie le contenu de classe de la Commune. La question de savoir si la Commune était ou non socialiste est une autre question. Il serait caricatural, et même faux, d’affirmer que la Commune était purement et simplement un gouvernement « socialiste », surtout si on entend « socialiste » au sens marxiste que prendra le mot au XXe siècle. Mais le grand historien Jacques Rougerie a montré depuis bien longtemps que, par bien des aspects, la Commune correspond pleinement au socialisme de 1871, c’est-à-dire à un socialisme qui ne s’identifie pas encore pleinement au mouvement ouvrier. Je renvoie à ses ouvrages classiques Procès des communards (1964) et, surtout, Paris libre 1871 (1971). Le socialisme de la Commune n’est d’ailleurs pas tant à chercher « au sommet », dans son conseil communal élu après le 18 mars, pourtant composé de nombreux élus revendiquant leur socialisme et adhérant à l’Internationale, qu’à la base, dans l’action quotidienne de dizaines de milliers de travailleurs et de travailleuses œuvrant pour faire advenir la « vraie République », indissolublement « démocratique et sociale », et en finir avec l’exploitation de l’homme par l’homme. Je cite dans le livre de nombreux documents qui illustrent ce caractère franchement socialiste de la Commune. On peut penser, par exemple, à l’action de l’Union des femmes pour la défense de Paris et les secours aux blessés, animée notamment par Élisabeth Dmitrieff et Nathalie Le Mel, organisant des milliers d’ouvrières parisiennes, qui a impulsé la création de coopérative ouvrières travaillant pour la Commune et dont le programme stipulait : « Nous voulons le travail, mais pour en garder le produit. Plus d’exploiteurs, plus de maîtres. Le travail et le bien-être pour tous. Le gouvernement du peuple par lui-même . »
MOLCER. Robert Tombs qui est l’inspirateur de cette nouvelle grille de lecture de la Commune, révise à la baisse le nombre de victimes, le ramenant au-dessous de 10 000, minimise la violence des Versaillais. Il déclare que « la Commune n’a pas fait grand-chose pour les femmes »… Ce révisionnisme ne flatte-t-il pas une certaine mode de la « déconstruction », de la « démystification » ?
Un des traits saillants de la nouvelle historiographie est en effet sa posture démystificatrice affichée. Deluermoz annonce clairement le programme : il s’agit de « libérer la Commune du grand récit marxiste » en détruisant les « mythes marxistes » qui auraient, selon lui, prévalu au XXe siècle. Mais là encore, il faut noter que Tombs et Deluermoz ne sont que les expressions individuelles d’une tendance de fond de l’historiographie. Pour le dire vite, la chute de l’URSS et l’affaiblissement/décomposition du mouvement ouvrier auraient ouvert au tournant du siècle une période d’ « apaisement » social permettant à l’historien de la Commune de travailler de manière « dépassionnée », objective et impartiale, c’est-à-dire « scientifique », sans plus être prisonnier des enjeux idéologiques et politiques. Évidemment, cet « apaisement » des sociétés contemporaines est un postulat qu’ils seraient bien en peine de démontrer, et on voit mal pourquoi l’historien de la Commune serait moins soumis aujourd’hui aux enjeux politiques qu’il y a cinquante ans.
La « déconstruction des mythes marxistes » qui est au cœur de la nouvelle historiographie de la Commune n’est-elle pas sous-tendue par certains partis pris idéologiques ?
C’est une évidence, mais on peut aller plus loin. Tourner en ridicule la Commune comme aime à le faire Tombs, nier ou minorer à l’extrême le caractère révolutionnaire et socialiste de certaines de ses mesures les plus emblématiques, la réduire à une insurrection patriotique et « républicaine », nier qu’elle ait eu un contenu de classe – pourtant évident aux contemporains des deux camps –, ne correspond pas seulement à des partis pris idéologiques évidents. Ces partis pris correspondent eux-mêmes à des intérêts sociaux tout à fait évidents. Ce n’est pas un hasard si au moment du centenaire de la Commune en 1971, c’est-à-dire à un moment d’essor des luttes révolutionnaires dans le monde, l’historiographie – Rougerie en tête ! – insistait sur le caractère socialiste et révolutionnaire de la Commune, et si, a contrario, cette nouvelle historiographie a émergé dans les dernières décennies, c’est-à-dire durant une période d’offensive du capital et d’effondrement du mouvement ouvrier. L’écriture de l’histoire est, elle aussi, un reflet et un enjeu de la lutte des classes.
MOLCER. Tu reproches à Deluermoz, non seulement de disperser la Commune « façon puzzle » mais aussi de la diluer dans une « histoire mondiale » et de la « transformer en un objet informe », « quasiment hors sol ». Peux-tu développer ce point ?
Il faut d’abord préciser que ce livre n’est pas n’importe quel livre. Il a été en quelque sorte « le » livre du cent-cinquantenaire et a bénéficié de recensions enthousiastes aussi bien dans les grands médias institutionnels que, malheureusement, dans la presse militante (extrême-gauche incluse). Cette histoire mondiale de la Commune, extrêmement prétentieuse dans la forme, n’apporte en réalité pas grand-chose à la connaissance de la Commune – on n’a pas attendu Deluermoz pour savoir qu’elle avait été un « événement médiatique global » suscitant l’effroi des classes possédantes et de la grande presse capitaliste mondiale. Surtout, alors qu’il relie la Commune à une multitude d’autres événements sous toutes les latitudes et à travers les siècles (luttes anticoloniales, communes médiévales, ZAD…), il la déconnecte complètement de l’histoire du mouvement ouvrier, dont elle est pourtant un, sinon le, moment fondateur. Si tout (ou presque) est Commune, alors la Commune disparaît comme moment particulier de la lutte des travailleurs pour leur émancipation. Cette décontextualisation/dépolitisation permet d’en faire un objet finalement consensuel et inoffensif. C’est ce qui, selon moi, explique le succès critique de Deluermoz.
Peux-tu revenir sur le rôle et la responsabilité de Thiers que Deluermoz cherche manifestement à atténuer ?
Une autre caractéristique de la nouvelle historiographie est effectivement sa tentative de réhabiliter la figure de Thiers. Là encore, il faut préciser que Deluermoz ne fait que reprendre et prolonger Tombs, qui non seulement révise drastiquement à la baisse le bilan humain de la Semaine sanglante mais disculpe Thiers de toute responsabilité en expliquant que ce sont les généraux, et eux seuls, qui sont responsables du massacre. La preuve ? Thiers a déclaré que la répression se ferait dans le respect des lois et ce n’est tout de même pas sa faute si ses ordres n’ont pas été respectés… Et tant pis si le même Thiers s’est publiquement félicité après le massacre que l’ « affreux spectacle » des cadavres des communards jonchant le sol de Paris « serve de leçon » au prolétariat parisien ; tant pis s’il avait explicitement annoncé dans un télégramme adressé à Bismarck le 21 mai sa volonté de « venger » « l’ordre social » ; tant pis si le massacre, très loin d’avoir été uniquement improvisé dans le feu des combats, s’est au contraire déroulé de manière très organisée, à froid, par des cours martiales qui fusillaient à la chaîne aux quatre coins de Paris. Deluermoz pousse quant à lui l’abjection jusqu’à justifier la Semaine sanglante en la présentant comme une « une étape importante dans la constitution d’un Etat libéral » en France…
MOLCER. La Commune est-elle soluble dans le « roman national » républicain ?
Non, évidemment, les martyrs de la Commune n’appartiennent pas au Panthéon républicain – bien que la défense de la République ait été leur revendication première – mais au mouvement ouvrier, et Macron n’a significativement (et, de mon point de vue, heureusement) pas commémoré la Commune en 2021. Mais on observe cependant depuis quelques années des tentatives d’intégrer la Commune à l’histoire de « la République ». Comme la Commune a anticipé de nombreuses mesures démocratiques qui ont été prises plus tard par la IIIe République (école gratuite et laïque, séparation de l’Église et de l’Etat…), certains tentent de réduire la Commune à un moment de la lutte pour la République en France pouvant intégrer un récit national consensuel. Pour cela il faut bien sûr l’amputer de son contenu social, et la nouvelle historiographie fournit la base « scientifique » nécessaire à une telle manipulation.
Du « flot de publications » qui a accompagné, dis-tu, ce 150e anniversaire, y a-t-il tout de même quelques ouvrages que tu puisses conseiller à nos lecteurs ?
Même si je n’ai pas tout lu, loin de là, je peux conseiller deux livres parus en 2021 dont la lecture a été décisive pour moi. D’abord celui de la mathématicienne, écrivaine et grande connaisseuse de la Commune Michèle Audin, La Semaine sanglante (Libertalia, 2021), qui réfute de manière implacable certaines des contre-vérités de Tombs, notamment sur le bilan chiffré du massacre. Ensuite le recueil des écrits de Marx et Engels Sur la Commune de Paris (éditions sociales, 2021), précédé du texte passionnant du philosophe Stathis Kouvélakis introduisant ces écrits fondamentaux. Il s’agit, à ma connaissance, des deux seuls auteurs s’étant opposés au nouveau paradigme historiographique sur la Commune. On remarquera que ni l’une ni l’autre n’est historien.
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