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MOLCER 10- Florent Godguin- Écrire l’histoire totale d’un port important et d’une ville, comme le Havre, sur une longue durée, du début du xixe siècle à aujourd’hui, et de ses travailleurs, les dockers, est une oeuvre à laquelle l’historien américain John Barzman a consacré plusieurs décennies de recherche (la soixantaine de pages comprenant les sources et la bibliographie en atteste) et dont le livre ici recensé en est le brillant
résultat. Il se situe au croisement de plusieurs champs comme l’histoire urbaine, l’histoire du travail et des relations professionnelles, l’histoire économique et des techniques aussi, et bien évidemment de l’histoire des mouvements ouvriers.
Cette somme plonge le lecteur dans la construction progressive de l’identité
professionnelle des dockers havrais, dont la combativité ouvrière est indéniable, à travers leurs grèves et leur syndicalisme, et repose sur une certaine singularité, que l’auteur questionne à travers les notions d’« aristocratie ouvrière » et d’« avant-garde ouvrière ».
Les chapitres du livre s’ordonnent selon un plan chronologique dynamique et souple en six « configurations » où « les technologies, les métiers impliqués, les niveaux de rémunération et les forme s d’action
collective changent, l’une après l’autre ou de manière plus coordonnée ». Le premier chapitre est une histoire des dockers avant les dockers. Cette préhistoire de la manutention portuaire s’inscrit dans un cadre urbain et portuaire en pleine croissance, avec, par exemple, la mise en place en 1856 de la Compagnie des docks et entrepôts du Havre (CDEH). Les anciennes corporations s’implantent malgré l’interdiction de la loi le Chapelier de 1791. L’auteur présente les travailleurs en charge de la manutention et la grande variété des métiers reconnus ou non, ces derniers étant appelés « gens sans aveu », travailleurs journaliers et ancêtres immédiats des dockers qui affirment leur appartenance au monde du port en 1848.
Le chapitre suivant est consacré aux transformations liées à la mise en route du Dock dont la création marque une étape dans la perte d’influence de la municipalité sur le port au profit de l’État. L’un des
changements les plus importants est « l’apparition d’un vaste volant de travailleurs intermittents en raison de l’expansion du trafic et de sa concentration en de brefs intervalles, sans mécanisation concomitante
sur les quais ». La CDEH connaît aussi ses premiers conflits qui révèlent aussi le rapport des forces sociales, entre les ouvriers, la compagnie, les négociants havrais et le gouvernement. La création
d’organes de conciliation vise à canaliser le mouvement ouvrier naissant. Des années 1850 à 1885, « l’action collective des ouvriers du port passe de la résignation, ponctuée par des demandes de révision des
tarifs des corporations et, plus rarement, des manoeuvres à la création de syndicats permanents dont la base principale se déplace finalement vers la masse des journaliers ». Ce syndicalisme est au départ influencé par les conceptions modérées de Joseph Barberet, proche de Gambetta et des républicains avancés, lesquels se montrent attentifs, au niveau municipal, aux demandes des journaliers du port.
À la fin des années 1880, après la fin de la dépression, la mécanisation des opérations portuaires (ex : introduction de la première grue) et la forte expansion numérique des ouvriers du port (jusqu’à 8000 personnes en 1920) transforment le paysage du port et de la ville du Havre. Les grandes compagnies de navigation (Transat…) sont à l’initiative et les cargos à vapeur sont de plus en plus nombreux. C’est
le temps de l’« émergence du monde des dockers », qui pèse dans la population havraise, et dont l’identité professionnelle a des contours multiples et mouvants, liée aux conditions de travail, à l’évolution de
la culture des métiers, à la diversité du recrutement, à l’origine (des immigrés sont aussi engagés) et au cadre de vie des individus et enfin aux effets de la lutte syndicale. Ainsi, en 1928, s’affirme une forme de
contrôle syndical sur l’embauche.
Un autre chapitre est dédié à cette période, qui est aussi celle de « l’ère de Jules Durand » (1885-1928) ou de la naissance et de l’implantation durable du syndicalisme de masse, avec ses « flambées de combativité
suivies de retraites plus ou moins ordonnées ». C’est d’abord le temps de la rupture avec les républicains de gouvernement (1885-1899) puis, de manière progressive, avec les radicaux. Une effervescence idéologique
gagne les ouvriers du port et voit émerger une génération de militants anarchistes puis anarcho-syndicalistes, socialistes révolutionnaires et syndicalistes révolutionnaires. On peut par exemple citer la figure de Charles Marck. Les grèves sont massives, la répression patronale et étatique s’amplifie (1899-1914). Si la Grande Guerre est une « éclipse » pour le mouvement syndical docker, l’immédiat après-guerre est un
« temps fort ». La culture « docker » s’affirme avec « la conception d’une juste répartition du travail, la discipline gréviste, l’union des diverses spécialités dans le syndicat, la participation aux luttes du petit peuple
de toute la ville et le soutien à des causes internationalistes ». Le syndicat connaît un dernier soubresaut entre 1923 et 1928.
La longue période qui va de 1928 à 1965 est celle d’« un âge d’or du syndicalisme docker pendant lequel, appuyé sur des effectifs nombreux, il exerce un véritable pouvoir et obtient des améliorations substantielles
». La culture docker est aussi une culture syndicale, comme l’indique le titre du cinquième chapitre : « Docker= syndiqué », et « après 1928, rien ne se fera dans la manutention portuaire sans le
syndicat ». Cette apogée commence par « l’ère de Jean Le Gall » (1928- 1939). Le syndicalisme docker traverse ensuite l’épreuve de la Seconde Guerre mondiale et connaît ensuite une progression régulière de 1944 à 1965 (jusqu’à 9000 dockers), exerçant aussi une influence sur l’ensemble des travailleurs. La période est notamment marquée par la loi de 1947 : celle-ci vient confirmer de nombreuses pratiques déjà
en vigueur au Havre et représente un immense progrès, apportant de nombreuses améliorations (l’indemnité de garantie avec un montant versé chaque jour au docker qui n’a pas été embauché), avec la création
de ce qui sera nommé le « statut des dockers ». La force du syndicat est reconnue et il parvient aussi à obtenir satisfaction sur ses revendications grâce à la négociation.
« Mieux payés, moins nombreux » : au cours des décennies suivantes, les effectifs des travailleurs portuaires diminuent et l’écart entre eux et les autres salariés se creuse. John Barzman explique comment la
manutention portuaire a changé de 1965 à 1993, tant dans le domaine des moyens techniques que de l’utilisation de l’espace, du rôle du Port autonome du Havre et du profil des employeurs. De 1965 (apparition
des premiers conteneurs) à 1980, l’âge d’or du syndicalisme docker se prolonge mais la condition des dockers se transforme. Les nouvelles méthodes de manutention exigent un renouveau des savoir-faire, et
le syndicat décide de prendre en charge lui-même la formation à ces nouveaux métiers. La conjoncture change à la fin des années 1970, le « statut » est remis en cause, et les dockers luttent pour la survie de
leur métier. Cette résistance est celle d’« un refus d’accepter la nécessité d’un nivellement par le bas des conditions des salariés, prôné par les économistes et les politiciens libéraux pour faire face à la concurrence
internationale ». Avec la réforme du statut portuaire de 1992, contre laquelle les dockers se mobilisent massivement, et ses conséquences, « l’amélioration des conditions des dockers, leur capacité de résistance
et d’entrainement du reste des couches populaires qui avaient marqué la période depuis 1965 et le rapport de force établi en 1968 semblent affaiblis ».
La dernière période étudiée est celle d’un « rebond » (1993-2020) ou d’une « paradoxale résurgence de la force syndicale sous un régime qui était supposé l’affaiblir » avec de nombreuses mobilisations pour la
défense du métier et du site. La « tradition docker » aurait pu perdre de sa vivacité. Mais le syndicat et la culture du métier survivent malgré le choc de la mensualisation. Les dockers voient leurs effectifs remonter
avec l’augmentation du trafic liée au développement de Port 2000. John Barzman démontre que « les diverses stratégies patronales, notamment l’auto-assistance des armateurs, l’imposition de directives européennes et la déqualification des emplois auraient pu saper la cohérence de ce bloc » mais « c’est l’action du syndicat qui a fait basculer l’enchainement des évènements à l’avantage des salariés ». L’action du syndicat, qui est résolument tournée vers la résistance à une mondialisation libérale, a
su allier la pratique de la grève et de la manifestation à la négociation. En 2019, le Syndicat Général des Ouvriers du Port du Havre (SGOP) représente la principale force syndicale de l’agglomération faisant
vivre une « solidarité vivante » interprofessionnelle et internationale qui constitue, dans sa longue durée, en quelque sorte un modèle de syndicalisme qui mérite d’être connu, étudié voire imité. Le livre
de référence écrit par John Barzman offre aussi des perspectives de réflexion sur l'extension d'un tel syndicalisme.
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MOLCER 10 Sommaire - Revue MOLCER
Éditorial, par Jean-Numa Ducange, page 5 Robespierre : fabrication et usages d'un mythe, par Marc Belissa et Yannick Bosc, page 6 Découvrir Saint-Just, par Catherine Goblot-Cahen, page 14 Eugène...
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