MOLCER 10- Jean-Guillaume Lanuque- Les Bolcheviks au pouvoir, qui bénéficie enfin d’une traduction française, près de vingt ans après sa parution originale, est le dernier volet du travail de recherche de toute une vie. Alexander Rabinowitch, désormais professeur émérite de l’Université de l’Indiana, avait en effet commencé par étudier les journées de juillet et l’attitude des bolcheviks, ce qui fit l’objet d’un ouvrage encore inédit en français, Prelude to Revolution. The Petrograd Bolsheviks and the July 1917 Uprising, publié en 1968. Il fut suivi, en 1976, par Les Bolcheviks prennent le pouvoir : la révolution de 1917 à Petrograd, publié en France par les éditions de La Fabrique… en 2016 seulement ! Ce dernier ouvrage est un incontournable sur le sujet, montrant toute la complexité de la montée au pouvoir du Parti bolchevique, et ses liens indissolubles avec le mouvement des masses. Les Bolcheviks au pouvoir en est la suite directe, et le principal atout de ce travail est d’avoir mis à contribution une quantité d’archives extrêmement larges, Alexander Rabinowitch ayant bénéficié de l’ouverture des sources soviétiques durant la perestroïka et après la disparition de l’URSS. 
Le cœur de sa problématique s’articule dans la compréhension des événements ayant conduit un Parti appuyé sur un mouvement populaire et aux idéaux profondément démocratiques à incarner un autoritarisme exacerbé. L’accent est mis, concernant le moment de la prise du pouvoir proprement dite et ses lendemains immédiats, sur la tension entre les bolcheviks modérés d’un côté, Lénine et ses partisans de l’autre. Autrement dit, l’objectif d’un gouvernement socialiste de coalition s’opposait ici à une prise du pouvoir mené par les bolcheviks afin de damer le pion aux mencheviks. On connaît la rupture fatidique intervenue au IIe Congrès des soviets entre les bolcheviks et les autres forces partisanes de gauche, principalement les SR et les mencheviks. Le mérite du travail d’Alexander Rabinowitch est de remettre les choses en contexte. Petrograd vit alors une atmosphère de champ de bataille, ce qui exacerbe forcément les divergences politiques ; et si Lénine comme Trotsky refusent de céder sur le programme approuvé au IIe Congrès des soviets, c’est aussi parce qu’ils savent être appuyés alors par les masses ouvrières de la capitale. Parallèlement, les exigences des mencheviks et des SR lors des négociations qui se poursuivirent un temps sur un éventuel gouvernement de coalition constituèrent un autre facteur de blocage. La démission du comité central du Parti bolchevique des modérés, début novembre, fut à cet égard, pour l’auteur, une erreur du même ordre que le retrait des mencheviks et des SR au IIe Congrès des soviets, laissant les mains totalement libres à Lénine. Il est d’ailleurs indéniable que les bolcheviks s’efforcèrent de consolider leur pouvoir dès ces premières semaines, ce qui se voit en particulier dans la dissolution du Conseil militaire révolutionnaire, instrument de la prise du pouvoir devenu organe de gestion du quotidien à Petrograd, au profit de la Tchéka : c’était là un moyen de contourner les réticences manifestées par les SR de gauche, alors alliés des bolcheviks, à l’égard de la répression visant la contre-révolution (les mémoires d’Isaac Steinberg, dirigeant SR de gauche, sont à cet égard précieuses : voir Quand j’étais commissaire du peuple : un témoignage privilégié et inquiet de l’édification de l’Etat bolchevique, publié aux Nuits rouges). Malgré tout, les militants bolcheviques eurent de prime abord bien des réticences à intégrer cette Tchéka, en lien avec les souvenirs de l’Okhrana et de ses méthodes. 

L’autre grand événement de ces premiers mois du pouvoir bolchevik, c’est la convocation de la Constituante. Rappelant que les bolcheviks obtinrent 45% des voix à Petrograd, et que les nouvelles des décisions de ceux-ci ne s’étaient pas forcément bien répandues dans tout le pays à la date des élections, Alexander Rabinowitch souligne surtout l’éviction, au sein de la fraction bolchevique à la Constituante, des éléments modérés. Là encore, Lénine, ayant subi des tirs sur sa voiture tout début 1918 et connaissant la distance manifestée par la base ouvrière à l’égard de la nouvelle Assemblée, trancha dans le vif le conflit de légitimité politique qui menaçait de s’envenimer en optant pour la dissolution. Mais rien sans doute n’égala, au sein du camp du nouveau gouvernement, la question de la paix avec l’Allemagne. Le fossé se creuse dès le mois de décembre entre Lénine, sceptique sur les capacités de l’armée russe à reprendre la guerre, et la base du Parti, favorable à la guerre révolutionnaire et au refus des compromis avec l’impérialisme allemand. L’ouvrage rend à cet égard très bien compte du caractère explosif de cette question lorsque les négociations russo-allemandes sont rompues, tant l’idée de guerre révolutionnaire est forte parmi les militants bolcheviques : il n’y a pas seulement une forme d’idéalisme mortifère préférant la défaite dans l’honneur à la victoire dans la compromission, mais aussi la conviction qu’une défaite du nouveau pouvoir révolutionnaire stimulerait davantage les autres révolutions européennes. La fébrilité est alors maximale, ce qui se ressent dans la sévérité de la Tchéka face à des menaces contre-révolutionnaires bien réelles. Pourtant, les masses ouvrières elles-mêmes demeurent relativement apathiques quant aux efforts de recrutement en vue de la défense de Petrograd et d’une éventuelle guerre révolutionnaire. Les militants bolcheviks opérèrent de leur côté un retournement progressif en faveur des thèses de Lénine, à l’exception de noyaux de radicalisme, tel le soviet de Cronstadt. Une évolution sensible au septième congrès du Parti bolchevique, tenu début mars… sans que le quorum nécessaire ne soit toutefois atteint. 


L’essentiel de ces données nous étaient majoritairement connues, via des témoignages de premier plan (tel L’an 1 de la révolution russe, de Victor Serge) ou des synthèses d’envergure (La révolution russe d’Orlando Figes). Là où l’étude d’Alexander Rabinowitch se fait plus originale, c’est lorsqu’elle aborde la situation de Petrograd après le déménagement du gouvernement à Moscou . On découvre ainsi qu’un gouvernement propre à l’ancienne capitale se met en place, perçu comme incarnation d’une nouvelle Commune de Paris, responsable devant le soviet de Petrograd. Il est d’emblée confronté à des difficultés croissantes, problèmes de ravitaillement, extension du chômage, poussées d’antisémitisme, épidémie de choléra – d’ailleurs bien gérée par les autorités – et exode d’une partie de la population vers les campagnes, suscitant l’émergence d’une opposition ouvrière au pouvoir bolchevique. Ce dernier, mené par Zinoviev, y répondit par l’organisation de conférences ouvrières non partisanes sous l’égide des soviets, qui, respectant les règles démocratiques, permirent de renforcer l’autorité bolchevique. Il est également à noter que la Tchéka locale, dirigée par Ouritski, s’avéra nettement plus modérée et moins encline à la peine de mort que sa consoeur de Moscou, dirigée par Dzejinski. Il fut même envisagé à un moment de la dissoudre, en raison de la corruption qui la gangrenait, au grand dam de Dzejinski. En fait, ce qui ressort, c’est la relative singularité et l’autonomie partielle du gouvernement de la « Commune du nord » vis-à-vis de Moscou, qui avait tendance à puiser dans le vivier bolchevique de l’ancienne capitale. Lors de la mise en place d’institutions couvrant un plus large territoire que celui de la seule Petrograd, les SR de gauche furent d’ailleurs associés aux bolcheviks, autre spécificité locale. Le débat entre Zinoviev et le SR de gauche Fischman au premier congrès des soviets de l’oblast du nord, qui mit en place ces institutions, permet cependant de bien prendre la mesure des divergences entre les deux courants politiques (outre l’opposition au traité de Brest-Litovsk, les SR de gauche insistaient sur l’importance de soviets démocratiques et sur l’appui à développer de la paysannerie pauvre). Elles ne firent qu’aller croissant, en particulier autour de la question des confiscations de céréales afin d’alimenter les villes. Le point décisif en fut l’assassinat du comte allemand Mirbach, ambassadeur de son pays, à Moscou (la cible du kaiser avait un temps été envisagée), mais Alexander Rabinowitch insiste sur l’idée qu’il s’agissait là d’un acte isolé, et non d’un élément d’une conspiration plus large visant à prendre le pouvoir, « mythe » utilisé selon lui par Lénine et les bolcheviques pour évincer les SR de gauche. Il est tentant de coupler ce tournant avec les élections au Congrès des soviets auxquels participaient les élus SR de gauche, Alexander Rabinowitch penchant nettement pour des élections en partie manipulées par les bolcheviques en leur faveur, au détriment d’une probable parité avec les SR de gauche. Dans ce contexte de montée croissante du péril contre-révolutionnaire, couplé avec les agissements des pays occidentaux (voir Giles Milton, Roulette russe. La guerre secrète des espions anglais contre le bolchevisme, Lausanne, Noir sur Blanc, 2015), les éclairages apportés sur la terreur rouge sont fort intéressants. Jusqu’au bout, Ouritski s’efforça de modérer la répression, ce qui rend son assassinat fin août 1918 d’autant plus ironique. Les demandes de durcissement émanaient principalement de la base du Parti bolchevique et de ses organes représentatifs, les actions des tchékas suscitant par la suite des critiques régulières, telles celles du conseil des syndicats de Petrograd, dirigé par Riazanov, ou les demandes d’assujettissement des tchékas au Parti lui-même. L’avant-dernier chapitre porte sur les célébrations du premier anniversaire de la révolution d’octobre, une incursion malheureusement isolée sur les sujets plus culturels. Outre la question de la rivalité entre Petrograd et Moscou quant à cette commémoration, et la forte présence des espoirs dans une propagation révolutionnaire au reste de l’Europe, son organisation marque un pas de plus vers une centralisation accrue du pouvoir. 

Précieux, Les Bolcheviks au pouvoir permet de s’immerger dans le contexte agité de la première année du pouvoir bolchevik, de bien en suivre toutes les évolutions tourmentées, et de saisir également la combinaison de facteurs menant à un durcissement des bolcheviks : outre les efforts croissants des ennemis divers et le poids des réalités pratiques, décisifs selon l’auteur, il y a les convictions centralisatrices propres aux dirigeants bolcheviques les plus influents, ainsi que la désintégration de leur base ouvrière, poussant ces derniers vers un substitutisme accru. A cet égard, la baisse des effectifs du Parti bolchevique à Petrograd, passé de 50 000 membres en octobre 1917 à 6 000 seulement en septembre 1918 en raison des multiples sollicitations (administration, affectations dans tout le pays, armée rouge, tchékas, etc…), joua pour beaucoup dans l’isolement croissant du nouveau pouvoir à l’égard d’une base populaire avec qui il ne pouvait plus être en symbiose. Sans oublier l’importance des influences historiques, réalités objectives ou transfigurations mythologiques, à commencer par l’ombre de la Révolution française ; comme l’écrivait Marx, « la tradition de toutes les générations mortes pèse comme un cauchemar sur le cerveau des vivants » . Voilà en tout cas des données qui ne manqueront pas d’alimenter la discussion sur le processus ayant conduit à la dictature d’un parti unique en Russie. Seul reproche, la bibliographie n’est ici pour sa grande majorité qu’une transposition de la bibliographie anglo-saxonne, sans précisions sur les versions françaises d’un certain nombre de titres laissés en VO. 

                                                                  
 

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