Molcer 5, Jean-Numa Ducange
La question juive dans l’histoire du mouvement ouvrier a fait l’objet de nombreux ouvrages. Ici le propos de Brendan McGeever n’est pas tant de restituer les débats théoriques autour de l’antisémitisme que de décrire concrètement, à partir d’archives peu connues ou guère utilisées, les ravages des persécutions contre les Juifs pendant les premières années de la révolution russe.
Il faut souligner en premier l’impressionnante documentation mobilisée pour cet ouvrage, qui traite essentiellement de l’histoire ukrainienne. Rédigé avec une langue claire et nette (il faut saluer de ce point de vue la traduction), le livre aborde la question de manière chronologique. L’ampleur du phénomène abordé ici, l’antisémitisme au cours des premières années de la révolution, ne saurait être sous-estimé. Il s’agit de la plus grande catastrophe ayant touché les Juifs avant la Seconde Guerre mondiale : 100 000 morts, presque autant de victimes indirectes et un demi-million de personnes ayant subi des déplacements et/ou un appauvrissement.
À partir de là, l’ouvrage insiste sur trois éléments majeurs. Le premier est le plus connu, mais mérite d’être rappelé : l’écrasante majorité des pogroms et l’exercice de la violente antisémite sont le fait des armées blanches, qui ont dans le meilleur des cas joué sur l’antisémitisme cultivé par les autorités tsaristes pendant des décennies, au pire explicitement encouragé et mis en œuvre le massacre de fractions entières de la population juive. Le second aspect est moins connu, et est particulièrement bien documenté : l’existence de persécutions et de pogroms contre les juifs par des franges de l’armée rouge. Certaines descriptions de localités ukrainiennes aux mains d’autorités pro-soviétiques et explicitement antisémites sont perturbantes et troublantes. Le troisième aspect concerne l’implication de militants juifs socialistes (de toute tendance, y compris sionistes) ayant âprement bataillé pour que le pouvoir bolchevique prenne des mesures contre l’antisémitisme. D’après l’auteur, sans cette implication forte, la réaction contre l’antisémitisme n’aurait pas eu la même ampleur, certaines fractions du pouvoir n’accordant guère d’intérêt à la question. On appréciera ici tout particulièrement la description détaillée du sous-commissariat aux affaires juives, rattaché au commissariat des nationalités.
Cette mise au point précise des choses indispensables. Dans la « littérature » consacrée à Lénine et au bolchevisme, il est désormais de bon ton de dire combien les rouges avaient été eux aussi antisémites, ne se distinguant guère des autres courants. On voit bien ici le caractère complexe et contradictoire de la période. En s’appuyant sur un corpus source solide, on évite ici les raccourcis et les falsifications, sans nier les réelles dérives qui sont attestées par les faits puisque « au grand dam des dirigeants du parti, des secteurs entiers de la base sociale des bolcheviques furent impliquées dans ces violences (p. 10) ».
Un des autres points ici est d’un vif intérêt : le glissement opéré par certains rouges, passant de la dénonciation du « bourgeois » à la mise en accusation du « juif ». De tels amalgames ont été énergiquement et officiellement critiqués par le pouvoir soviétique. Mais ils montrent bien comment des caractérisations floues, faisant l’impasse sur une réflexion réelle en terme de classes sociales bien identifiées, ouvre parfois la voie à des amalgames douteux. Alors que la lutte faisait rage pendant la guerre civile, dans certaines régions « lorsque l’armée Rouge se battait pour le ‘pouvoir soviétique’, les lignes de démarcations entre ‘antisémite’ et ‘internationaliste’, ‘révolutionnaire’ et ‘contre-révolutionnaire’ se brouillaient souvent ». (p 48)
Il nous semble donc important de lire cet ouvrage pour comprendre un des aspects les plus sombres de cette période. Son véritable apport est de montrer de manière convaincante le poids décisif de militants juifs qui ont poussé le gouvernement à prendre des mesures contre l’antisémitisme : « la réaction ‘bolchévique’ à l’antisémitisme a donc été l’œuvre d’un groupe de radicaux juifs non bolchéviques » (p. 99).
Mais si l’érudition de l’ouvrage force le respect, les conclusions que l’auteur tire semblent parfois un peu trop générales pour être pleinement approuvées. McGeever examine en effet certains aspects de la révolution, et des zones géographiques bien délimitées. On comprend parfaitement que la découverte de franges antisémites dans les rangs de l’armée rouge choque, d’où le soin particulier à détailler les exactions commises par ces derniers. Mais puisque l’auteur en appelle à un propos plus large à de nombreuses reprises (à savoir la question du racisme et de l’antisémitisme dans l’histoire du mouvement ouvrier) on aurait apprécié que son livre soit davantage remis dans le contexte global du traitement des multiples nationalités par le pouvoir bolchevique. De même évoquer la haine antijuive dans d’autres pays intégrés jusqu’ici à la Russie (Pologne) ou proches géographiquement (Hongrie) aurait certainement permis de rééquilibrer certains aspects. Pour autant, on ne peut qu’inviter à lire L’antisémitisme dans la révolution russe, une contribution intéressante pour comprendre les multiples aspects de la vague révolutionnaire commencée en 1917.
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MOLCER n°5, décembre 2022 - Revue MOLCER
SOMMAIRE 1/ Introduction (voir sous les infos abonnement à la fin de ce sommaire) 2/ " Quand la gauche pensait la nation " interview de l'auteur Jean-Numa Ducange 3/ Gauches ukrainiennes par Eric ...
https://molcer.fr/2022/11/molcer-n-5-decembre-2022-a-paraitre.html
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