MOLCER 1, Hervé Chuberre


Bien qu’inconnu du grand public, Matveï Petrovitch Bronstein est un des grands noms de la physique. Durant sa courte vie, on lui doit des travaux dans tous les domaines avancés de la physique : cosmologie, physique nucléaire, gravitation, astrophysique, semi-conducteurs, physique atmosphérique et physique quantique. Tous ceux qui le connaissaient étaient frappés par ses vastes connaissances qui allaient bien au-delà de la physique.
Aujourd’hui, pour décrire le réel, les physiciens disposent de deux théories : 1) la mécanique quantique qui rend compte du comportement de la matière à l’échelle microscopique ; 2) la relativité générale d’Einstein (1915) qui concerne la nature et l’évolution de l’espace-temps, généralise la relativité restreinte d’Einstein (1905) et englobe la gravitation de Newton qui en est la limite à notre échelle.
Ces deux piliers de la physique moderne, en dépassant  l’insuffisance des conceptions mécanistes de la physique classique, ont bouleversé profondément les concepts physiques d’espace, de temps, de mouvement et de matière. Leur efficacité est à la base de toute la technologie moderne. Aucun phénomène ne les contredit à ce jour et leurs prédictions continuent de se vérifier  comme ce fut le cas avec le Boson de Higgs en 2012 et les ondes gravitationnelles depuis 2015. Elles sont néanmoins incompatibles du point de vue mathématiques, d’où les recherches menées pour leur éventuelle unification dans une théorie quantique de la gravitation. Les deux principales ébauches concurrentes et les plus médiatisées sont à ce jour la théorie des cordes et la gravitation quantique à boucles.
Une telle théorie permettrait de comprendre les phénomènes impliquant de larges masses de matière ou d'énergie sur de très petites dimensions spatiales, telles que les trous noirs comme celui observé pour la première fois le 10 avril 2019.
En 1967, en décrivant la première génération de physiciens formés après la Révolution d’Octobre 1917, le physicien nucléaire soviétique Igor Tamm a qualifié Bronstein de « théoricien exceptionnellement brillant et prometteur ». Il est en effet le premier à avoir tenté – peu de temps avant sa mort tragique – de donner une formulation quantique à la relativité générale d’Einstein, domaine théorique très pointu aujourd’hui connu sous l’appellation de gravité quantique.
Il n’est pas dans l’objectif ici d’approfondir le contexte scientifique dans lequel Bronstein s’est inscrit dans les années 1930. Nous privilégions quelques éléments biographiques en insistant sur le contexte historique et politique de son activité scientifique et l’enjeu actuel de celle-ci.

La jeunesse de Bronstein
Matveï est né le 2 décembre 1906 à Vinnitsa en Ukraine dans une famille non pratiquante de l’intelligentsia russo-juive. Son père était médecin mais sa mère savait à peine lire et écrire. Deuxième enfant de la famille, Matveï avait une sœur aînée, Mikhalina, et un frère jumeau Isidor. Matveï et Isidor n'avaient que sept ans lorsque leur père est enrôlé comme médecin dans l'armée du tsar pour participer à l'effort de guerre contre les Allemands. Sans le revenu du père pour payer la scolarité, l’instruction des frères s’est faite à la maison. Matveï acquiert un savoir encyclopédique par la lecture. Il se familiarise également avec de nombreuses langues : ukrainien, russe, géorgien, anglais, français, allemand, latin, grec, espagnol, hébreu, turc et japonais ! Il pouvait réciter de la poésie dans bon nombre de ces langues !
En 1923, Matveï et Isidor sont élèves d'une école professionnelle  d'électrotechnique, mais en 1924 ils abandonnent pour travailler en usine. Le seul revenu du père, médecin dans un établissement de santé public, ne suffisait pas pour nourrir toute la famille.

Le système universitaire
À la veille de la révolution d’Octobre 1917, le peuple russe était en grande partie analphabète (70% selon H.S. Bohla). C’est pourquoi, le 26 décembre 1919, Lénine rédigea le décret sur l’élimination de l’analphabétisme de toute la population entre huit et cinquante ans.
La révolution politique d’Octobre a ainsi été complétée par une révolution culturelle impulsée par la campagne pour l’alphabétisation, la toute première d’une telle ampleur dans le monde. Elle était décisive à plus d’un titre : elle était nécessaire en vue de la reconstruction du pays, elle devait permettre aux masses de participer au processus politique, et enfin elle devait permettre l’édification d’un avenir scientifique et technique pour le pays. Les instruits enseignaient aux analphabètes, les anciens analphabètes intervenaient dans des réunions pour expliquer tout les avantages que leur apportait le fait de savoir lire et écrire. Il y avait là un véritable bouillonnement culturel fondé sur une soif de savoir. Cela s’est prolongé jusqu’à la transformation radicale de l’enseignement et de la recherche, milieu dans lequel Bronstein va évoluer.
Au sein du Commissariat du peuple à l’instruction fut créé dès 1918 le Conseil pour les affaires de l’enseignement supérieur et général. L’objectif de la réorganisation de l’Université était de rompre avec le système tsariste de l’élitisme en éliminant les privilèges de classe dont l’un était « d’être cultivé ». C’est pourquoi, afin de supprimer ces privilèges en termes d’accès à l’enseignement supérieur, les diplômes furent supprimés (mais rétablis par Staline en 1931). Et afin d’éviter un décrochage massif de ces nouveaux étudiants, parfois même illettrés, des cours de soutien et des cours de préparation aux études supérieures furent organisés dans des facultés ouvrières. Parallèlement, de grandes réformes en termes d’organisation de la recherche, demandées en vain par certains scientifiques sous le régime tsariste, furent adoptées par le gouvernement bolchévique. Plus de 40 instituts de recherche furent par exemple créés pendant la guerre civile et la part du PNB soviétique consacré à la recherche dépassait celle des autres pays européens (cf. J. Batou) !
Ainsi, alors même que la faim frappait et que la guerre civile faisait des ravages de décembre 1917 à 1922, un nouveau système de recherche et de développement fut mis sur pieds. Il en est sorti un nombre impressionnant de scientifiques mondialement reconnus notamment en mathématiques et en physique théorique, dont Bronstein.


Un physicien précoce
En 1924, Bronstein visite la Section de physique du cercle d'étudiants de l’Université de Kiev mis en place par Piotr Tartakovsky qui était professeur de physique à l’Université et dirigeait un hôpital (cf. Gorelik). Ce cercle acceptait tout le monde, et avait pour objectif de repérer de jeunes étudiants prometteurs, preuve là encore du bouillonnement intellectuel et social de l’époque. Bronstein n’était pas un simple « amateur » de physique puisque dès 1925 il publie trois articles scientifiques sur la théorie quantique de l'interaction des rayons X avec la matière, dont deux paraissent dans l'une des revues les plus prestigieuses au monde à l’époque ! Bien que Bronstein n'ait pas fait d'études secondaires, Tartakovsky le perçoit rapidement comme un étudiant très prometteur et fait tout pour lui donner accès à la bibliothèque réservée aux professeurs. En 1926, Bronstein publie trois nouveaux articles. Cela lui permet d’intégrer la même année, avec les encouragements de Tartakovsky, l'université la plus prestigieuse de Russie, l'Université de Leningrad. À la fin de l’année, il se lie d’amitié avec Landau , Gamow  et Ivanenko  et furent surnommés les quatre mousquetaires.
Jusqu’en 1934, Leningrad est la capitale scientifique de l'URSS, elle abrite l’Académie des sciences et les principaux instituts universitaires. C'est donc là que Bronstein devient physicien. Mais même s'il est déjà l'auteur de plusieurs articles scientifiques, il doit obtenir un diplôme universitaire. Or, ayant fait ses études à la maison, Bronstein n'est pas très enthousiaste à l'idée d'étudier selon un programme officiel. D’ailleurs, lors de ses quatre années passées à l'université, suivre des cours n'était pas sa principale occupation. C'est néanmoins à cette époque qu'il obtient des résultats significatifs en astrophysique. Par exemple, en 1929, il réussit à résoudre un problème d’astrophysique relatif aux atmosphères stellaires dont la solution exacte avait échappé à tous les physiciens.


Bronstein fonde la gravité quantique
De 1930 à sa mort tragique, Bronstein est assistant de recherche du département dirigé par Yakov Frenkel à l'Institut de Physique et de Technologie de Leningrad. Au début des années 1930 Bronstein réalise qu'une théorie de la gravité quantique doit être développée pour traiter plusieurs problèmes cosmologiques. Un de ses premiers articles de 1926 illustre déjà sa connaissance approfondie de la relativité générale, mais la pleine mesure de celle-ci se trouve dans son article sur la cosmologie relativiste publié en 1931.
Une phrase de l'article de Bronstein de 1929, concernant la tentative d'Einstein d'unifier la gravitation et l'électromagnétisme, révélait déjà sa position face au problème de la généralisation quantique de la relativité générale : « La construction d'une géométrie spatio-temporelle qui pourrait résulter non seulement des lois de la gravitation et de l'électromagnétisme, mais aussi des lois quantiques, est la plus grande tâche jamais confrontée à la physique ». Ce sera le thème de sa thèse de doctorat.
On visualise encore aujourd’hui l’état de nos connaissances et de nos ignorances, en physique théorique, au moyen du cube de Bronstein, introduit par lui-même en 1933 et complété par les connaissances acquises depuis.
Dans ce cube, le point origine O symbolise la physique classique caractérisée par : 1) effets négligeables de la gravitation (la constante de gravitation G intervenant dans la loi de Newton est supposée nulle), 2) vitesse de la lumière c si grande par rapport aux vitesses mises en jeu qu’on la suppose infinie (ainsi 1/c est nul), 3) effets quantiques négligeables ce qui revient à supposer que la constante de Planck h est nulle.
La physique classique permet d’expliquer presque tous les phénomènes qui se produisent à l’échelle humaine. Mais si on s’intéresse à la technologie – électronique, laser, GPS, énergie nucléaire – il devient nécessaire d’utiliser des théories adaptées.
En se déplaçant sur les trois axes du cube – représentés par les flèches – et les traits pleins, on rencontre les théories achevées (ou presque) que sont la gravitation universelle de Newton, la mécanique quantique, la relativité restreinte, la relativité générale, et les théories quantiques des champs. Ces dernières sont des approches destinées à construire des modèles décrivant l'évolution des particules, en particulier leur apparition ou disparition lors de processus d'interaction.
Bronstein écrit en 1933 que « les lignes pleines correspondent aux théories existantes, celles en pointillés aux problèmes non encore résolus ». La mécanique quantique relativiste – aujourd’hui abandonnée au profit de la théorie quantique des champs puis du modèle standard  – c'est-à-dire « la théorie 1/c – h », était alors le centre de toute l’attention des physiciens. Aujourd’hui ce problème étant résolu, les lignes qui y mènent, au niveau de la base du cube, sont pleines contrairement à l’époque de Bronstein. Les théories quantiques des champs constituent en revanche un domaine toujours très actif. Et au bout des traits pointillés, il y a deux domaines à découvrir : la géométrodynamique quantique et surtout la gravitation quantique.
La conférence internationale consacrée à la physique théorique à l’Institut Physico-Technique de Kharkov, en mai 1934, a montré que la physique théorique soviétique et son école  de Kharkov en particulier occupait une place importante dans la physique mondiale. Bronstein et Landau sont les seuls soviétiques présents à être familiers des travaux du célèbre physicien danois Bohr et de son proche associé le belge Rosenfeld, également présents.
Bronstein soutient sa thèse en novembre 1935 à l'Institut physico-technique de Leningrad. Ses examinateurs, Fock  et Tamm, l’ont saluée comme étant « le premier travail sur la quantification de la gravitation aboutissant à un résultat physique ». Il poursuit en 1936 l'analyse du problème de la gravité quantique dans un article où il conclut que la gravité ne pouvait pas être facilement quantifiée comme le croyaient les physiciens Pauli et Heisenberg.


Staline élimine Bronstein
Dans les années qui suivent la mort de Lénine le 21 janvier 1924, l’opposition était forte dans les milieux étudiants de Léningrad jusqu’en 1927. Ces milieux furent d’autant plus considérés comme suspects par la suite. Gamow , précurseur de la notion de Big-Bang, rapporte plus tard que « La science soviétique était devenue une arme pour combattre le monde capitaliste. Tout comme Hitler divisa la science et l’art en camp juif et aryen, Staline créa la notion de science capitaliste et de science prolétarienne. Cela [devint] un crime pour les scientifiques soviétiques de ‘’fraterniser’’ avec les scientifiques de pays capitalistes ».
Sous Staline, au nom de l’interdiction de tout écart par rapport à une version falsifiée du matérialisme-dialectique mise au compte de sa théorie du socialisme dans un seul pays, la relativité générale d’Einstein est interdite car elle a éradiqué du langage scientifique la notion d’éther . En Allemagne nazie, elle est interdite comme science juive… La mécanique quantique et la génétique sont également considérées comme de prétendues théories idéalistes bourgeoises réactionnaires.
Il existe une anecdote révélatrice. Un jour de l’année 1931, Bronstein montra à ses ami un exemplaire du dernier volume de la Grande Encyclopédie soviétique qui contenait un article sur l’éther lumineux. Les quatre mousquetaires ainsi que deux étudiants ont alors envoyé à l’auteur B. Hessen , doyen du département de physique de l’Université de Moscou, un télégramme ironique de félicitations dans lequel ils lui déclarent avoir lu son excellent article, avoir commencé l’étude de cet éther avec enthousiasme et attendre les enseignements de l’auteur à propos du phlogistique, du calorique et des fluides électriques, autant de notions pseudoscientifiques balayées par les physiciens à la fin du XIXe siècle. La réaction fut virulente. L’Académie des sciences les accuse de comportement contre-révolutionnaire et les soumet à un procès. Landau et Bronstein sont condamnés et interdits d’enseignement tout en demeurant chercheurs à l’Institut du radium.
Quelques années plus tard, Bronstein est arrêté le 6 août 1937. Puis, en même temps que de nombreux bolchéviques contemporains de Lénine, il est fusillé le 18 février 1938, à l’âge de 32 ans, à Leningrad sur ordre de Staline. Un de ses co-détenus, Boris Velikin, a rapporté en 1985 que Bronstein fut applaudi après avoir fait une conférence sur la relativité dans sa cellule.
À l'été 1990 les autorités russes permirent à l’épouse de Bronstein de consulter les archives du NKVD concernant son mari. Ces archives contiennent un document daté du 1er août 1937 déclarant que « Bronstein devrait être emprisonné pour son implication active dans l'organisation contre-révolutionnaire de Leningrad » (cf. Gorelik).


L'héritage scientifique de Bronstein
Bronstein était un pédagogue enthousiaste reconnu et féru de littérature et de poésie. Ses talents, ainsi que l'aide de Lydia Tchoukovskaïa, critique spécialisée dans la littérature pour enfants qu’il épouse en 1933, lui ont permis d'écrire trois livres de science populaire pour les jeunes.
Smolin, l’un des principaux spécialistes actuels de la gravité quantique, écrivait en 2006 que « La première thèse de doctorat jamais rédigée sur le problème de la gravité quantique a probablement été la dissertation du physicien russe Matveï Petrovich Bronstein en 1935. ».
Bronstein est réhabilité à titre posthume en 1957. Bien que sa vie fut tragiquement brève, on lui doit trois livres de science populaire, 35 articles scientifiques, 32 articles de vulgarisation et plusieurs traductions de livres scientifiques !
Ce n’est qu’à partir de 1974, après la prédiction de l’évaporation des trous noirs par Stephen Hawking, que le domaine de la gravité quantique est devenu un véritable domaine de recherche. Et c’est lors de la 1ère conférence internationale Sakharov sur la physique en mai 1991 à Moscou que le physicien soviétique Lev Okun fait revivre le nom de Bronstein, et expose en juillet 1991 son cube éponyme lors d’une conférence en Sicile.
En 2011, un prix Bronstein est institué par l'Institut Périmètre (plus grand centre de recherche en physique théorique au monde) pour des études postdoctorales dans le domaine de la gravité quantique.
Pour bien saisir l’enjeu des recherches initiées par Bronstein, il faut comparer la situation propre aux deux plus grands champs scientifiques que sont la biologie et la physique. Il y a plus de cent cinquante ans, Darwin révolutionnait l’histoire de la vie en mettant sur pied la théorie de la descendance modifiée par le moyen de la sélection naturelle et de la sélection sexuelle. Le célèbre naturaliste réglait ainsi son compte au besoin d’un quelconque concepteur surnaturel ou divin pour expliquer la complexité de la vie qui nous entoure. En physique nous n’en sommes pas encore là ! Ce qui fait défaut c’est une explication solide de la vingtaine de constantes de la nature dont la vitesse c de la lumière, la constante gravitationnelle G, la masse de l’électron, la charge du proton, etc. En clair : si nous disposons d’un mécanisme simple pour expliquer la biologie, nous n’avons rien de tel à ce jour pour expliquer la physique !
Quatre-vingt-cinq ans après la thèse de Bronstein, ce problème reste probablement la question la plus difficile de la physique fondamentale !
 

Pour en savoir plus 
J. Batou, Révolution russe et écologie (1917-1934), Vingtième Siècle – Revue d’histoire, 1992.
E. Bitsakis, La nature dans la pensée dialectique, L’Harmattan, 2001.
H.S. Bohla, Les Campagnes d’alphabétisation : études de l’action menée par huit pays au XXe siècle et note à l’attention des décideurs, Unesco, 1986.
C. Darwin, L’Origine des espèces par le moyen de la sélection naturelle (1859), éditions Honoré Champion, 2009.
C. Darwin, La Filiation de l’Homme et la sélection liée au sexe (1871), éditions Honoré Champion, 2013.
E. Gorelik, V. Y. Frenkel, Matvei Petrovich Bronstein and Soviet Theoretical Physics in the Thirties, Springer, 2011.
J.-J. Marie, Boris Hessen : Les Racines sociales et économiques des Principia de Newton – ‘’Un texte hors du commun’’, Cahiers du mouvement ouvrier, n°33, janvier-février-mars 2007.
L. Smolin, Rien ne va plus en physique ! L'échec de la théorie des cordes, Dunod, 2007.
P. Vauthey, Matvei Bronstein – Une vie oubliée (roman), Edilivre, 2019.
 
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