MOLCER 1, propos recueillis par Eric Aunoble et Roger Revuz
( Propos recueillis le 17 juin 2020, Marcel Trillat en a revu la transcription quelques jours avant sa mort, survenue le 18 septembre 2020.)
Dans les médias, les ouvriers sont le plus souvent cantonnés au rôle d’espèce en voie de disparition, filmés entre rage et désespoir devant leur usine menacée de fermeture. « L’invisibilisation des classes populaires » est certes parfois dénoncée, mais sans que cela change quoi que ce soit.
S’agit-il d’une fatalité ? Certains se souviennent peut-être de reportages diffusés parfois en « prime time » dans les années 2000 : 300 Jours de colère, Les Prolos, Femmes précaires... Au-delà de titres évocateurs, c’était un portrait chaleureux et nuancé de la classe ouvrière contemporaine qui était proposé au téléspectateur. Malgré les transformations économiques subies, on voyait à l’écran non des victimes mais des acteurs.
Tous ces documentaires étaient signés Marcel Trillat . Il nous a semblé intéressant de le rencontrer pour qu’il nous raconte comment ses engagements professionnel, social et politiques se sont formés et exprimés de la fin des années 1950 à l’orée des années 1980. Son témoignage nous offre aussi une plongée à l’intérieur de deux univers assez clos, le système médiatique gaulliste mais aussi le milieu communiste et cégétiste de l’époque.
« C’était la classe ouvrière »
Roger Revuz : En 1956, tu as 16 ans, tu fais tes études à l’Ecole Normale de Grenoble et tu adhères au Parti communiste. Qu’est-ce qui te conduit à adhérer à ce moment-là ?
Marcel Trillat : On est rentré à l’École normale avec un copain, connu au collège, Jacques Zeni. On a fait tout le collège en semble, on est rentré à l’École normale ensemble. J’étais chrétien de gauche, il était d’une famille de communistes. J’ai perdu la foi. Ce n’était plus un problème, tout en gardant beaucoup de sympathie pour les chrétiens de gauche. Ma sœur était de ce bord-là. J’ai eu la chance d’avoir une sœur et une mère extraordinaires. Ma soeur nous emmenait à la messe dans une église de la région de Grenoble tenue par des prêtres ouvriers qui se battaient comme des chiens contre la guerre d’Algérie. On était coco, mais on allait à la messe ! Les sermons c’était tout sauf des sermons !
En 56, on est en pleine guerre d’Algérie (...). Ce sont les socialistes qui sont au pouvoir et qui font joyeusement la guerre en Algérie donc je ne risquais pas d’être socialiste. On était d’un fort anti-socialisme . Ils étaient pires que la droite. Parce que la droite, elle, elle faisait son métier de droite ! Pour nous les socialistes, c’était des traîtres. Et donc j’ai hésité entre les chrétiens de gauche, je venais de là et les communistes qui s’opposaient à la guerre d’Algérie. A l’École normale, ils étaient très implantés. Et j’ai été tout naturellement attiré par eux.
Donc on s’est trouvé tous les deux à rentrer à la cellule du Parti Communiste de l’École Normale. On s’est retrouvé au milieu des militants communistes, ouvriers ou intellectuels de Grenoble, et on était les petits derniers. Ils étaient aux petits soins avec nous. Ils étaient adorables. Certains venaient de la mouvance chrétienne de gauche, il y avait même un ancien prêtre ouvrier, devenu ensuite député. Et surtout, il y avait un jeune militant, Nicolas Pascarelli qui était le dirigeant des Jeunesses communistes. Et qui était pour nous comme un grand frère. Il nous invitait chez lui, pour dîner. Lui et sa femme Cana, des gens adorables. Et Perinetti, c’était la Résistance [sous le nom de colonel Brun, il entra dans Lyon libéré le 1er septembre 1944 avec le Premier Régiment du Rhône des FTP qu’il commandait], il a été maire de Grenoble pendant quelques mois. Ça n’a pas duré. En plus (...) c’était des gens très sympathiques. C’était la classe ouvrière. Perinetti, c’était un petit patron maçon. C’était un type rond, vraiment sympathique.
RR : : En 1965, tu as 25 ans, alors que tu te destinais à l’enseignement, tu débutes comme stagiaire à l’ORTF . Comme journaliste, tu intègres « Cinq colonnes à la Une » dirigée par Pierre Desgraupes.
Marcel Trillat : Je voudrais dire deux mots sur la manière dont je me retrouve là. J’étais donc étudiant pour devenir prof. Ce qui était logique en sortant de l’École normale et d’autres qui marchaient bien en sciences ou en lettres avaient la possibilité de continuer leurs études pour être prof. C’était mon cas. Mais ma soeur était une jeune militante agricole du Centre National des Jeunes Agriculteurs (CNJA) et quand mon père, qui était un petit paysan, est mort, (…) ce fut la fille (…) qui prit la succession. Un jour, arrive à notre ferme l’équipe d’une émission de télé, qui s’appelait les Cousins dont l’idée était de faire des films sur des paysans et leurs cousins : ouvriers, intellos, etc. Ils avaient lu un article sur ma sœur dans un journal agricole et ils s’étaient dit que cette fille avait l’air intéressante d’où l’idée du film sur elle. Du coup ils nous ont tous interviewés : mes oncles ouvriers, moi étudiant et ma mère qui était aussi un personnage merveilleux. Je suis devenu très copain avec l’équipe qui tournait. Le journaliste de cette équipe était Pierre Desgraupes qui était par ailleurs un des producteurs, on disait les « Papas », de Cinq colonnes à la Une. On a sympathisé et ils m’ont dit si tu viens à Paris tu téléphones et tu viendras voir l’enregistrement de l’émission.
Un jour, je me retrouve à Paris pour une réunion de l’UEC [Union des étudiants communistes] ou de l’UNEF (je militais aux deux). J’avais en tête, allez savoir pourquoi, de devenir journaliste à Libération, le journal de d’Astier de la Vigerie . Sauf que mon journal préféré annonçait ce jour-là sa disparition faute de moyens. J’appelle les amis de Cinq colonnes à la Une et ils me disent de venir. J’y vais, j’assiste à l’enregistrement de l’émission et ils m’emmènent dîner au grand bistrot de l’Alma. Lazareff utilisait son salaire de producteur pour payer le dîner de toute l’équipe et tous les gens qui avaient participé au numéro de Cinq colonnes à la Une. Ils me demandent ce que je deviens et je leur raconte l’histoire de Libé. Ils se bidonnent, ils se tapent sur le ventre. « Tu veux être journaliste, mais c’est fini la presse écrite, aujourd’hui il faut faire de la télévision ». Je leur dis « vous êtes marrant », la télévision ça ne m’était même pas venu à l’esprit ! Ils me disent qu’à Cinq Colonnes, ils sont un peu embêtés car ils sont obligés d’utiliser des journalistes de presse écrite. « On ne travaille pas avec ceux du Journal télévisé, les gilets rayés (en référence au serviteur dans Tintin). On veut former des jeunes comme journalistes de télé. Si tu peux prendre six mois de vacances, tu viens et puis on voit ». Ils m’embarquent là-dedans.
Peu de temps après, Cinq colonnes se lance dans le tournage d’un Livre blanc sur l’agriculture. Ils me mettent comme assistant. J’aide à trouver des personnages. Il y avait un ouvrier agricole à trouver. J’avais été élevé au milieu des ouvriers agricoles, je connaissais par cœur. Je demande au réalisateur de me laisser l’interviewer. Ça doit être la meilleure interview que j’ai jamais faite !
Arrive la projection. Les projections des grandes émissions de Cinq colonnes, c’était un truc incroyable. Il y avait les quatre, Desgraupes, Dumayet, Lazareff, et Barrère, qui lui était beaucoup moins intéressant que les autres, et les femmes de ces messieurs, les maîtresses, les copains, les copines, les journalistes spécialisés de la télé, et leurs maîtresses… et le ministre de l’agriculture.
Au milieu du bordel, des émissions qui passaient les unes derrière les autres, arrive mon interview de l’ouvrier agricole. Je me souviens toujours, il y avait Desgraupes et devant Lazareff, un petit bonhomme très nerveux avec une longue pipe, il crachotait. Il se tourne vers Desgraupes et dit « qui a fait ça ? » Desgraupes dit : « c’est le gamin là », il répond « faut l’essayer celui-là ». Et c’est comme ça que le mois d’après que je me suis trouvé journaliste en titre.
« Du mauvais cinéma de 1936 » ?
RR : En 1967, tu filmes le 1er Mai à Saint-Nazaire. Ton reportage sera censuré, tu peux nous raconter ?
Marcel Trillat : Mon premier Cinq colonnes avait été tourné à Saint-Nazaire en 1965. On avait fait une émission qui passe bien. C’était une période où il n’y avait pas de conflit à Saint-Nazaire. Je connaissais tout le monde parce que j’avais fait cette émission. J’adorais ce lieu mythique.
En 1967, éclate une grève des mensuels. Il y avait les horaires, c’était les prolos. Les mensuels, c’était l’étage au-dessus, techniciens, ouvriers professionnels, qui étaient plutôt proches des patrons, ils ne faisaient jamais grève. Cette grève des mensuels, c’était complètement inattendu. Ca démarre sur les chapeaux de roue, ils voulaient que leur statut et leur salaire soient les mêmes que ceux de Paris. Ils étaient beaucoup moins bien payés. Ils démarrent une grève unitaire avec tous les syndicats, CGT, FO, CFDT et CGC, qui marche d’une manière formidable. J’étais au téléphone tous les jours. Une solidarité incroyable, des paysans qui donnaient des patates, les commerçants faisaient des crédits, les pêcheurs leur filaient du poisson. Ils partaient en car, en France, faire des collectes, ils ont pu tenir ainsi plus de deux mois. Alors que même mensuels, ils n’avaient pas d’économies. Je dis aux « Papas », il faut y aller. Ils me calmaient, ils me disaient qu’il fallait laisser faire les gilets rayés. Ils avaient là-bas, un type sympa, Bernard Père, un journaliste sportif, alors tu parles comme ça l’intéressait ! De temps en temps, il envoyait deux ou trois images, ça permettait de faire 20 secondes d’images commentées par le présentateur. Moi je commençais à devenir dingue, on arrivait à presque deux mois de grève. Et je n’avais pas réussi à les convaincre qu’il fallait y aller. Ils savaient très bien ce qui allait se passer. Je les ai tellement emmerdés qu’arrive le 1er mai 67 et là, ils me disent : « bon, tu vas y aller ».
L’équipe était constituée d’un journaliste et d’un réalisateur. Ils équilibraient : si le journaliste était très à gauche, ils mettaient un réalisateur qui l’était moins et inversement. Ils me mettent avec Hubert Knapp, un très brave homme qui faisait des émissions formidables. C’était un gaulliste. Il avait été parachuté en 44. C’était un gaulliste de gauche, un type très honnête et excellent réalisateur. On fonce comme des malades pour aller à Saint-Nazaire. On arrive sur la grande place de Saint-Nazaire. Et il y avait la manif du 1er mai, et là on tombe sur une ambiance incroyable. La sono passait la chanson sur la Résistance, l’affiche rouge, une merveille. Il y avait une jeune militante, avec des petits bouquets de muguet qu’elle distribuait. On l’a suivie, on l’a filmée, c’était magnifique. Les militants nous apprennent que la grève se termine par une victoire. Ils avaient eu ce qu’ils voulaient et la délégation rentrait de Paris par le train de 13 heures. Toute la ville est à la gare pour les attendre.
Le délégué CGT, un certain Lescure , un type merveilleux, explique qu’on a gagné. On continue à tourner. On mène des interviews de grévistes qui expliquent comment ils ont pu tenir grâce à la solidarité. On va dans la maison d’un gréviste. Avec sa femme et ses trois enfants, il explique que sans sa femme il n’aurait pas pu tenir. On va filmer les paysans qui distribuaient des patates, on filme ceux qui revenaient d’avoir fait une souscription, les gens avaient été merveilleux avec eux. On repart avec tous ces éléments, dont on était très content. On était sûr de notre coup. On revient en fonçant à Paris, on bosse nuit et jour pendant deux jours pour faire le montage. Arrive la projection aux « Papas », les producteurs, à laquelle assiste ce jour-là le directeur de la télé, Contamine, un ultra-gaulliste et un autre type, Forestier du SLII (Service de liaison interministériel pour l’information), la commission de censure. Alors là je me dis : « ça ne va pas être simple ». On commentait à la volée car on n’avait pas mixé.
La projection se termine. Le type du SLII se lève, éructe, furieux : « c’est du mauvais cinéma de 1936 » et Desgraupes dit : « monsieur, vous êtes là pour dire si c’est de la bonne ou de la mauvaise politique, vous êtes payé pour ça, faites votre métier. Quant à savoir si c’est du bon ou du mauvais cinéma, ça c’est à nous de le dire ! » Le mec, fou furieux ne voulait rien entendre. Contamine en rajoutait : « Il n’y a que des ouvriers qui parlent. Il n’y a pas de patron ». Nous on avait fait un sujet sur l’ambiance dans une ville ouvrière le 1er mai… avec une grève qui se terminait. S’il y avait eu des patrons, on les aurait interviewés, mais ils étaient tous à Paris, pour la négociation. On nous dit d’y retourner. Nous répondons que tout est terminé. Alors Dumayet dit : « on pourrait leur demander de se refoutre en grève ! ». Le gars du SLII dit : « moi vivant ce reportage ne sera jamais diffusé sur les antennes de l’ORTF ». Je retourne alors à la salle de montage, avec le monteur on le mixe, j’écris un commentaire à toute vitesse sur un coin de table, on l’enregistre et je prends la bobine, je la cache sous mon blouson et je la vole car j’avais entendu dire par les anciens que quand une émission était interdite, souvent, ils revenaient la nuit, faisait le ménage et allaient jusqu’à détruire les bobines.
Éric Aunoble : La télévision était donc très surveillée par le pouvoir avant 1981….
A la télé, jusqu’en 1981, il y a le monde du journal qui était ultra surveillé. Le directeur allait tous les matins au Ministère de l’Information, il prenait des notes, il revenait et il disait « Aujourd’hui il faut parler de ça ». Parfois à la réunion du Ministère, il proposait de parler de certains sujets et on lui répondait que ce n’était pas possible car le gouvernement préparait une loi sur la question.
Et il y a le monde de la production, des programmes aux Buttes Chaumont et là il y avait une espèce de statu quo entre anciens résistants gaullistes et communistes. Il y avait beaucoup de réalisateurs qui étaient communistes et qui faisaient leur boulot et à qui on foutait la paix car ils étaient excellents comme Stellio Lorenzi, Marcel Bluwal Jean Prat, Maurice Failevic, Paul Seban, etc. Donc chez les journalistes, ça se gauchise. Il y en a quelques-uns, très courageux, qui s’étaient battus pendant la mauvaise période qui retrouvent la possibilité de retravailler comme Maurice Séveno, un type très bien.
Il y avait la CGT qui organisaient une partie des techniciens, des ouvriers de plateau, des monteurs et il y avait un syndicat un peu maison. Mais on s’était bien entendu en Mai 68 et on avait travaillé ensemble. En 68, il y avait aussi toute la bande de France Inter qui était très active, on a refait le monde pendant la grève de 68. On avait proposé de changer les statuts pour faire une autre télé. On avait pondu un truc formidable avec un Conseil d’administration avec des représentants du personnel, de la Direction et des représentants de la société civile, aucun n’aurait pu avoir la majorité, il aurait fallu négocier.
« Les flics pouvaient toujours venir mais les gars les attendaient et avaient de quoi les recevoir »
RR: en 1979, tu contribues à mettre en place, à Longwy, avec ton collègue Jacques Dupont, une radio de lutte, Lorraine Cœur d’Acier pour les sidérurgistes lorrains qui luttent contre la liquidation de la sidérurgie lorraine par le gouvernement de Giscard d’Estaing...
Marcel Trillat : Lorraine Cœur d’Acier ça commence en 1979. En 1978 il y a deux évènements importants : d’une part le Congrès de Grenoble de la CGT où Georges Séguy dit que la CGT doit changer et se démocratiser et reprendre son autonomie par rapport au Parti communiste ; sur cette base-là, il obtient plus de 90% des mandats et d’autre part, au même moment, il y a l’annonce de la liquidation de la sidérurgie en Lorraine et dans le Nord et à Longwy ça explose. Là aussi ce sont des forts en gueule, pas des rigolos, « Italiens » à plus de 50% et ils commencent à faire des opérations coup de poing et la CFDT est en pointe quoique moins importante mais elle est plus moderne. C’est l’époque des radios pirates et la CFDT crée sa radio, SOS Emploi, aidée par les Verts de Radio Fessenheim et les militants de la CFDT installent une grande banderole SOS Emploi en haut du terril. Ils ont une petite radio qui diffusait dans les bois tous les jours pendant une vingtaine de minutes car ils savaient qu’au bout d’une demi-heure, grâce à la goniométrie, les flics les repéraient et ils risquaient de se faire confisquer le matériel. Alors l’Union locale CGT de Longwy, dirigée par Michel Olmi et les syndicats d’Usinor contactent la direction de la CGT à Paris et lui disent qu’eux aussi veulent une radio. J’avais participé à une petite radio pirate qui s’appelait Radio Franche (par opposition à Radio France) et on émettait du toit de la SFP (Société française de production) ! et on émettait tous les jours et ça a duré quelques mois, on s’est bien amusé. Puis j’ai été embauché par la municipalité communiste de Montreuil pour faire une radio municipale et on bosse pendant trois mois comme des dingues. On crée des modèles d’émission. La municipalité a finalement décidé que c’était trop dangereux de faire une radio interdite mais les seuls qui n’étaient pas au courant c’était nous ! Aussi quand les militants de Longwy appellent la CGT pour leur radio, c’est à moi que les dirigeants de la CGT pensent et à Jacques Dupont qui bricolait des trucs sonores militants dans son coin. La CGT nous envoie à Longwy et on discute avec les « Italiens ». On leur dit que ce n’est pas la peine de faire la même chose que la radio clandestine de la CFDT qui émet à peine une demi-heure par jour. Certes c’est sympa et ils ont le prestige de Robin des Bois mais il faut faire autre chose. Une radio ayant pignon sur rue, portes ouvertes où les gens viennent s’exprimer en direct. Mais disons-nous le problème c’est que dans l’heure qui suit, les flics arrivent et cassent tout. Les gars de Longwy nous répondent : « ils ne viendront pas ». Effectivement tant que ça a duré, les flics arrivaient à dix kilomètres de Longwy, on passait l’info à la radio et dans les minutes qui suivaient il y avait 500, 1000 ou 2000 personnes devant la radio. Les flics pouvaient toujours venir mais les gars les attendaient et avaient de quoi les recevoir. Le fait est qu’ils ne sont jamais venus tant que la radio a existé sous cette forme- là. Et on leur dit : « vous voulez une radio libre. Pour nous une radio libre est une radio où la parole est libre et quand vous ne serez pas d’accord vous le direz ». Ils se regardent et disent « pas la droite ? » mais je leur rétorque que si la droite se sent obligée de venir, c’est qu’ils ont gagné, « pas les patrons ? » Vous avez peur d’avoir des patrons en face de vous pour « discuter» ? « pas les socialistes » ? « Pas les gauchistes » ? Je leur dis « mais ce sont eux qui tiennent le discours le plus proche du vôtre » !
Ils nous disent : « Il faut qu’on cause ». On sort dans l’escalier, on fume des clopes, tout le monde fume à l’époque. On entendait des éclats de voix et au bout de dix minutes, ils nous rappellent et ils nous disent : « banco ». Et pendant une an et demi qu’a duré l’expérience, la parole a été complètement libre et quand ils n’étaient pas d’accord, ils le disaient, ils discutaient.
Ce qui était prioritaire, c’étaient les luttes. Quand il y avait une lutte, les gens arrivaient pour en parler car il n’y avait plus de tracts, ce n’était plus nécessaire mais il y avait de tout, il y avait une émission Passé, présent ou les gens racontaient leur vie, un succès fou ; une émission de jazz avec des fanas de jazz qui faisaient leur émission toutes les semaines et qui invitaient des grands jazzmen ; il y avait des profs de français qui nous faisaient des émissions littéraires ; un instituteur poète qui faisait des émissions poétiques et il y avait l’émission des enfants animée par une marchande de caravanes. Tout le monde participait car les gens de Longwy se sont dits : s’il n’y a plus de sidérurgie, on n’existe plus, plus d’enseignants, plus de commerçants.
À Lorraine Cœur d’Acier, de 79 jusqu’à l’été 80, l’équipe était bénévole et nous n’étions que deux professionnels avec Jacques Dupont. Nous, nous étions salariés, avec un salaire d’ouvrier spécialisé, on était payé par la Vie Ouvrière pour pouvoir garder notre carte de presse. Et les amis de Lorraine Cœur d’Acier qui géraient la radio avec la CGT de Longwy remboursaient la VO jusqu’au dernier franc, sur tout ce qu’on leur coûtait, nos salaires et notre petit appartement HLM. Il y avait une ambiance incroyable, on était invité tous les soirs, les mecs s’inscrivaient trois semaines à l’avance pour nous avoir à dîner. Le soir ils attendaient que les émissions soient terminées, parfois ça se terminait tôt et d’autres fois il y avait des invités. Dans ce cas ça durait jusqu’à une heure du matin et celui qui nous avait invité attendait et on partait en voiture dans la campagne et on arrivait dans les maisons où il y avait des tables de dix mètres de long avec des pâtes qui séchaient, c’était tous des « Italiens » et il y avait la mirabelle ! Parfois on leur disait c’est tous les soirs qu’on fait un repas de mariage, on ne va pas tenir même si c’est sympathique ! Parfois on inscrivait un faux nom sur la liste d’invitations pour rester tranquille le soir !
Eric Aunoble : Et comment les luttes internes dans la CGT ont-elles eu raison de Radio Lorraine Cœur d’Acier ?
Marcel Trillat : Je dois dire que j’ai une admiration sans bornes pour Séguy. Je me souviens, je l’ai interviewé une fois et il disait : « C’est terrible, chaque fois que je parle de démocratie, ça glisse comme la pluie sur un canard ». Il était formidable ce Séguy ! Et, pour Séguy, Lorraine Cœur d’Acier c’était tout à fait dans sa ligne.
Krasucki avait pris date au congrès de Grenoble en 1978 en prenant position contre cette nouvelle ligne. Il était aidé par Marchais et par beaucoup de dirigeants de la CGT qui étaient au Parti communiste. Ils ont commencé à grignoter Séguy et peu à peu à le marginaliser. Krasucki la liberté de parole ce n’était pas son truc même si c’est un grand monsieur, déporté à 16 ans comme Séguy d’ailleurs. Séguy disait : « Krasucki c’est un soldat de l’Internationale ».
À l’été 80, donc, j’appelle Dupont car mon salaire n’était pas arrivé et il constate que le sien n’est pas arrivé non plus. La CGT nous avait coupé les vivres sans rien nous dire. C’était Krasucki qui commençait à prendre le dessus. Alors à Longwy çà a fait un bordel pas possible, Michel Olmi, le secrétaire de l’UL-CGT a dit que c’était des procédés de patrons, que la CGT ne pouvait se comporter comme des patrons. La direction de la CGT a laissé macérer un peu et en septembre elle a envoyé un certain Jean-Claude Laroze responsable national de la propagande et notamment des radios mais pas du tout sur le même principe que Lorraine Cœur d’Acier c’était des radios CGT-CGT. Ils envoient un commando avec ce salopard de Laroze et Michel Olmi, notre grand ami, est viré de son poste de secrétaire de l’UL. Il se retrouve à la rue. Heureusement une municipalité communiste l’embauche comme cantonnier. Et comme il était fanatique de photos, il s’est mis à devenir le photographe du petit journal municipal, et peu à peu il est devenu un grand photographe d’art avec des prix, un phénomène ce gars-là ! Et là Longwy se coupe en deux entre ceux qui était d’accord avec la reprise en main et ceux qui sont entrés en dissidence sans oublier ceux qui étaient nos copains et qui n’étaient pas d’accord mais étaient disciplinés et ont donc accepté la reprise en main. La direction de la CGT nomme un nouveau secrétaire de l’UL et un nouveau directeur de la radio. Quelques années plus tard, interviewés par un copain de France 3, ils lui ont dit qu’accepter ces postes avait été la plus grosse connerie qu’ils avaient faite de leur vie. Celui qui dirigeait la radio raconta qu’il était tout seul dans son studio et que seules sa mère, sa sœur et sa cousine l’écoutaient. Un beau jour les flics sont arrivés. S’ils avaient fait cela au temps de la grande époque de Lorraine Cœur d’Acier, ça aurait fait la révolution comme lorsqu’ils avaient essayé de brouiller la radio où il y avait eu une manifestation toute la nuit. Là ils ont eu juste le temps de ranger le matériel et personne n’a levé le petit doigt, la radio était morte de sa belle mort.
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