MOLCER 1, Jean-Pierre Plisson

Conservatrice (archives BDIC/Musée d’ Histoire contemporaine) et historienne, Sonia Combe est spécialiste des sociétés est-européennes de l’époque de l’URSS, en particulier de la RDA. Elle est chercheuse associée au Centre Marc Bloch de Berlin, institut franco-allemand en sciences sociales. Autre publication : Archives interdites, les peurs françaises face à l'histoire contemporaine (Albin Michel 1994/La Découverte 2001 et 2010).

Ce livre offre l’immense mérite de revenir sur une histoire récente mais assez vite refermée, celle de l’Allemagne post-nazie avant la chute du mur de Berlin, fragment peu connu de notre histoire contemporaine. Dans le contexte des rapports de force entre nations qui se développent dans cet après-guerre, nous pouvons ici toucher du doigt les contradictions des intellectuels allemands, qui après la chute du nazisme et la fin de la deuxième guerre mondiale, choisirent la partie de l’Allemagne se réclamant du socialisme, la « République démocratique allemande » (RDA) fondée en 1949. 

Mais ici, pas de révolution d’Octobre, pas d’expérience révolutionnaire, pas de soviets, pas d’Etat ouvrier même déformé, mais directement l’installation d’un régime lié servilement à la caste parasitaire de l’URSS, qui impose la fusion des partis socialiste et « communiste » (SPD et KPD) qui s’étaient reconstruits rapidement par les militants, dans le « parti socialiste unifié d’Allemagne » (SED) pour servir sa politique. 
Ces intellectuels avaient pourtant déjà connu la défaite sans combat face à Hitler, défaite programmée par les chefs communistes et socialistes, préférant rester divisés plutôt que d’affronter Hitler. Le discours du Président de la RDA Wilhelm Pieck du 4 mai 1945, voulant maquiller cette vérité en culpabilisant et menaçant le peuple allemand tout entier (p. 63), de même que les réactions antisémites de certains fonctionnaires du régime, ne les encourageaient pourtant pas à rester fidèles à l’idéal communiste de leur jeunesse. Et pourtant, ils sont revenus et sont restés. 
La plupart de ces intellectuels communistes sont juifs. Quelques-uns sont des fils de dirigeants communistes allemands disparus dans les purges staliniennes des années 30, comme les frères Wolfgang et Walter Ruge, ou Hugo Eberlein. D’autres viennent de l’Ouest « démocratique » qui ne les accepte que sur « dénonciation publique du socialisme » (p. 9). Comme Bertold Brecht, inquiété à Hollywood par la « commission des activités anti-américaines » pour ses sympathies communistes, ils vont là où la vie leur apparaît la plus acceptable, mais là aussi où leur apparaissent les meilleures conditions d’éradication du système capitaliste, responsable des massacres de la deuxième guerre mondiale. 
Mais ces marxistes « critiques » qui reviennent au pays, Brecht, Hans Eisler, Wieland Herzfelde, Max Schroeder, Alfred Katzenstein et Ernst Bloch (des États-Unis), John Heartfield (d’Angleterre), Anna Seghers (de Mexico), Jürgen Kuczynski et d’autres, sont-ils préparés à lutter dans une telle situation, comme le tentera Oskar Hippe (trotskyste exclu du SED en 1946, et condamné en 1948 à 25 ans de prison par un tribunal soviétique) ? 
En un mot, comment sont-ils marxistes ? Qui sont-ils, d’où viennent-ils, que veulent-ils, comment pensent-ils ? C’est ce que tente de cerner Sonia Combe dans ce livre d’enquête et de témoignages de certains d’entre eux remontant aux années 1980.
La raison d’être de se réclamer du marxisme est d’aider à l’émancipation de la classe ouvrière, et avec elle, de toute la société. Ce « marqueur » est-il partagé par ces intellectuels, ou refoulé dans un espace-temps nébuleux ? 
Le 16 juin 1953, s’opposant au relèvement des normes de travail, les ouvriers du bâtiment de Berlin-est cessent le travail. Le lendemain 17 juin, la grève générale s’impose dans la métallurgie et des comités de grève se forment comme une traînée de poudre dans plusieurs dizaines de villes de l’est de l’Allemagne (Halle, Magdebourg, Bitterfeld…). Le gouvernement Ulbricht-Grotewohl est paralysé. L’état de siège est alors proclamé dans l’après-midi par le Haut-commandement russe, qui ordonne l’écrasement du mouvement (50 morts à Berlin parmi les ouvriers, mais aussi 42 militaires soviétiques fusillés pour avoir refusé de tirer sur les ouvriers !). Ils sont alors très peu parmi ces personnalités en vue, ne serait-ce qu’à trouver les mots qui aient quelque clarté avec cette situation d’exception, où pour la première fois la classe ouvrière se délimite massivement du parti qui prétend gouverner en son nom, posant à sa manière (comme l’indique une affiche apposée sur un mur de Magdeburg : « Dehors Ulbricht-Adenauer ! ») la question de la réunification de l’Allemagne par l’initiative ouvrière. 
Heinz Brandt (syndicaliste de la métallurgie et rédacteur-en-chef de son organe IG-Metall, responsable SED de Berlin, plus tard exclu de ce parti et emprisonné en RDA) et le député Robert Havemann se porteront vers les manifestants pour leur parler et comprendre. Mais Bertold Brecht, l’écrivain incontournable du régime (dramaturge de renommée internationale, Prix national de la RDA en 1951) ne s’exposera pas. Manifestant formellement sa solidarité avec le SED (dont il n’est toutefois pas membre) dans une lettre privée au dirigeant de la RDA, Walter Ulbricht, il fit cette proposition ironique qu’il serait bon « qu'on discutât avec les masses sur la vitesse avec laquelle il fallait construire le socialisme », mais concluait sa lettre par un message appuyé de solidarité envers le parti. Le gouvernement publia cette lettre contre sa volonté dans Neues Deutschland (21.6.1953), ce qui discrédita Brecht aux yeux de ses admirateurs. Il essaya de rectifier cette mauvaise impression en prenant position publiquement à côté d'autres auteurs pour une « grande discussion » avec les ouvriers, « qui ont fait savoir un mécontentement légitime ». Quelques mois après cette ultime esquive, Brecht exprimera ses tourments dans ces mots célèbres de « La Solution ». Ironisant sur un tract officiel où le gouvernement disait avoir perdu confiance dans le peuple (qui devrait alors « redoubler d’efforts » pour la regagner), il proposait :  « Ne serait-il pas   Plus simple alors pour le gouvernement   De dissoudre le peuple   Et d'en élire un autre ? » Mais ce « poème » lui-même ne sera publié qu’après sa mort, et Brecht se retrouvera isolé et brutalement abandonné par ses plus fidèles soutiens. Il mourra en 1956 « après un exil intérieur quasi galiléen » (p. 11) d’une crise cardiaque à l’âge de 58 ans. 
Ultérieurement, l’écrivain Stefan Heym publiera à l’Ouest Une semaine en juin, Berlin 1953 en faveur des insurgés, mais sans être inquiété du fait de sa notoriété. En fait, il n’y eut pas de position publique en faveur des insurgés venant de ces intellectuels (p. 105), juste « un violent débat sur les erreurs du gouvernement et des syndicats » est-il dit dans le compte-rendu de la réunion du 22 juin 1953 de « l’Union des Ecrivains » (p. 106). 
Cette question de la solidarité avec la classe ouvrière est d’autant plus importante, qu’elle se pose en perspective des évènements qui vont surgir du cœur de la population est-allemande contre le « socialisme réel » qu’il sera de plus en plus difficile de présenter comme provoqués par des « agitateurs extérieurs » : fuite de trois millions de citoyens de la RDA, résistance relative des intellectuels contre les directives dites du « Bitterfelder Weg » (1959) « selon lesquelles les écrivains devaient aller puiser leur inspiration en usine, tandis que les ouvriers étaient encouragés à prendre la plume », construction du mur pour juguler les évasions du pays en continu (1961), conférences de Robert Havemann pour un retour à la dialectique marxiste dans les sciences (1962) 1, l’affaire Wolf Biermann (1966-1976), enfin chute du mur de Berlin le 9 novembre 1989, suivie de la réunification de l’Allemagne, par défaut sous emprise capitaliste. Par défaut, car il n’y eut aucune force politique d’ampleur, et aucune tentative parmi ces intellectuels pour appeler à la réunification « socialiste » de toute l’Allemagne. A l’inverse, apprend-on dans ce livre, la chute du mur de Berlin fut suivie d’un dernier acte désespéré de ces intellectuels pour maintenir les choses en l’état, un appel « pour notre pays » de Christa Wolf du 28 novembre 1989, contresigné par tout ce que ce que l’Allemagne de l’Est comptait d’esprits « critiques » (Volker Braun, Heiner Müller…), appel pour le maintien d’une RDA « non pas telle qu’elle avait été, mais telle qu’elle aurait dû être » (p. 23). 
Plutôt que de parler d’ « utopie » ou de « naïveté », on pencherait plutôt pour une forte soumission à la « force de l’habitude », celle qui permet d’éviter ou de différer l’exclusion d’un parti qui « protège » malgré tout.  « Le Parti ne pouvait se réformer de l’intérieur », conclut justement Sonia Combe. Mais ces « amortisseurs de conflits » voulaient-ils vraiment transformer le parti, comme cela aura du moins été tenté au XIVe congrès clandestin du PC tchécoslovaque du 22 août 1968 ? On peut se poser la question.

Note : 
1 )Après la déchirure du 17 juin 1953 et les soulèvements polonais et hongrois de 1956, les évènements vont évoluer chez certains intellectuels dans le sens d’une résistance ouverte au régime. Le physicien Robert Havemann en est un symptôme, quand il revient à la dialectique marxiste concernant les sciences, dans ses conférences de Leipzig (9.1962-11.1963). En mars 1964, Havemann est révoqué de son poste, puis exclu du parti communiste est-allemand (SED). S’il lui est interdit d’enseigner, il conserve encore la direction de son laboratoire de photochimie dans les locaux de l’Académie des sciences. En juin 1964, paraît Dialektik ohne Dogma ? en Allemagne de l’ouest, édition de ses conférences en volume. En décembre 1965, on lui retire le droit de travailler dans son laboratoire avant de l’exclure de l’Académie des sciences. C’est une première. Un éminent scientifique est donc privé désormais de parler de Marx et de la dialectique de Hegel, dans la « patrie du socialisme réel » qui s’en réclame officiellement. Désormais dans le silence organisé, y compris dans les médias occidentaux, Havemann ne vivra plus qu’entouré de quelques amis, dont le chanteur Wolf Biermann (qui sera expulsé de RDA, le 16 novembre 1976), menant un combat pratique pour la réunification de l’Allemagne, pour la défense et la reconquête du marxisme ainsi que sur le terrain économique et social.


 

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