MOLCER 1, Eric Aunoble
La lutte de Trotski contre Staline est connue dans ses grandes lignes depuis longtemps et il semble que l’ouverture des archives soviétiques depuis 1990 n’y a pas changé grand-chose. Pire : malgré les sept volumes de Vadim Rogovine (non traduits en français), ce combat est le plus souvent présenté comme une lutte pour le pouvoir autour des dépouilles de Lénine. La recherche universitaire plus récente a quant à elle eu tendance à n’y voir que des jeux de discours. Le jeune historien russe Aleksandr Reznik renouvelle ce champ de recherche en refusant tant le « texto-centrisme » que le « trotsko-centrisme » (p. 14). Il ambitionne au contraire de décrire l’Opposition de gauche de 1923 comme un groupe vivant de militants qui ne sont ni les simples disciples de Trotski ni les porteurs désincarnés de quelques slogans et formules. En s’appuyant sur les archives de l’État soviétique et du Parti communiste dans la capitale et en province (à Perm notamment), Reznik décrit la « culture politique » des communistes russes, définie non seulement comme un ensemble de principes, mais aussi comme des pratiques, des émotions et des façons de communiquer.
Le cadre chronologique de son étude court d’août 1923 à janvier 1924, quand Lénine meurt. Deux textes marquent cette courte période. En octobre 1923, la Déclaration des 46 affirme que « Le régime fractionnel doit être éliminé [et] être remplacé par un régime d'unité fraternelle et de démocratie interne » dans le parti. En décembre, Trotski publiait une série d’articles dans la Pravda où il se prononçait en faveur d’un Cours nouveau et ébauchait une analyse de la bureaucratisation qui constituait pour lui le nœud de la lutte qui se développait au sein du parti. La 13e Conférence du parti qui se termina le 18 janvier 1924 vit finalement la défaite de cette opposition. Derrière des résolutions consensuelles sur la liberté de discussion et la lutte contre le bureaucratisme, le clan rassemblé autour de Staline affermit son emprise sur l’appareil. Trois jours plus tard, la mort de Lénine mit fin à toute possibilité de débat. Dans un premier chapitre, Reznik retrace cette histoire en détail et il en souligne certains aspects essentiels qu’il développe par la suite : le rôle personnel de Trotski et ses relations avec les autres membres de l’Opposition, le mécanisme des discussions dans le parti, les arguments échangés et la stratégie des deux camps pour gagner et occuper des positions.
Selon les mots de Kamenev, qui faisait alors bloc avec Staline, Trotski n’était assurément pas « un membre ordinaire du Comité central quant à son influence » (p. 103). Le décalage paraît d’autant plus grand entre l’aura du fondateur de l’Armée rouge et son attitude en 1923 où il semble subir les événements : il n’a pas signé la Déclaration des 46, il est absent ou silencieux aux réunions du Comité central pour cause de maladie ou en raison de calculs politiques qui s’avèreront mauvais. Les historiens, dont Pierre Broué, se sont interrogés sur sa passivité et certains ont voulu l’expliquer par des facteurs psychologiques. De façon plus convaincante, Reznik montre que Trotski n’a pas cessé d’intervenir publiquement pendant la période, mais pas forcément au niveau des plus hautes instances. Non seulement il écrit des articles sur différents sujets, mais il reçoit des lettres et y répond. Reznik cite par exemple sa correspondance avec une responsable locale, destituée de la Section féminine dont elle s’occupait pour « déviation féministe » (p. 94). Pour des dizaines de militants comme elle, Trotski est une autorité morale et politique dont l’avis compte.
Le cas de Trotski ne doit néanmoins pas faire oublier le rôle des signataires de la Déclaration des 46. Reznik dessine leur portrait et raconte comment ils sont entrés en contact les uns avec les autres pour aboutir à cette pétition. Ce n’était pas majoritairement des leaders politiques de premier plan, mais plutôt des bolcheviks haut placés, occupant des postes de responsabilité dans différents secteurs, y compris au Guépéou, la police politique. Beaucoup d’entre eux avaient appartenu à de précédents groupements d’opposition tels les « Communistes de gauche » en 1918 ou les « décistes » (pour « centralisme démocratique ») en 1919-1920, des groupes que Trotski avait d’ailleurs toujours combattus. Cela signifie que l’Opposition de 1923 ne peut pas être qualifiée de « trotskiste » stricto sensu : même s’ils sont d’accord avec ses conclusions, beaucoup d’opposants ne partagent pas les analyses de Trotski et, surtout, ils ne font pas forcément partie du réseau d’amitiés qu’avait constitué Léon Davidovitch depuis octobre 1917. Ainsi, Reznik s’oppose fortement à ce qui est devenu la grille d’analyse dominante à la suite des travaux d’Oleg Khlevniuk ou de Sheila Fitzpatrick : non, toutes les solidarités au sein de l’appareil ne se réduisent pas à des liens de « patron » à « client ». Si ce schéma est pertinent pour décrire la constitution du clan stalinien, il donnerait une idée fausse de groupes fondés sur des principes politiques. Les 46 s’étaient regroupés selon des logiques d’idées et d’amitié qui n’étaient pas identiques pour tous, ni monolithiques. C’était une faiblesse de l’Opposition de 1923 vis-à-vis de ses adversaires qui faisaient plus volontiers bloc. Cela explique aussi pourquoi les 46 connaîtront des sorts fort différents : certains, devenus opposants irréductibles, seront persécutés et éliminés, fut-ce quinze ans plus tard, quand d’autres intégreront le « bon » clan et sauront faire oublier cette erreur de jeunesse.
Reznik essaye ensuite d’expliquer la défaite de l’Opposition en étudiant « les techniques de lutte politique » (p. 143) et d’abord la guerre des mots. L’Opposition réclamait que le parti mette en pratique « la démocratie », mais cela apparut vite comme un concept malaisé. La majorité stalinienne eut beau jeu de rappeler comment tel ou tel leader de l’Opposition avait pu diriger son secteur d’intervention d’une main de fer pendant la Guerre civile, sans laisser aucune place au débat ni à la consultation de la base (p. 59). La presse aux ordres disait d’ailleurs que ces « démocrates » n’étaient guère que des « bureaucrates privés d’emploi » (p. 125). De plus, avec leur cortège de luttes fractionnelles, les discussions internes des années 1917-1921 avaient laissé de mauvais souvenirs dans le parti et le mot de « démocratie » était connoté négativement en 1923 (pp. 149-150). D’autres mots étaient également piégés. En défiant la majorité du Comité central, les opposants ne pouvaient pas se définir comme étant la minorité vu que « minoritaire » se dit « menchevik » en bon russe.
Ils ne pouvaient pas non plus prétendre constituer une fraction, ce qui était interdit depuis le Xe congrès du parti tenu en mars 1921. Ils ne purent donc mettre sur pied un réseau militant efficace, d’autant que la Commission de contrôle centrale du parti y veillait. Dans ses archives, Reznik a pu étudier les procédures de sanction, qui touchaient plus les opposants anonymes que les grands noms. Néanmoins, on ne peut parler en 1923 de persécution : beaucoup d’opposants perdirent leurs postes dans l’appareil mais très peu furent exclus du parti. Comme Boukharine, allié de Staline, le disait : « il faut intégrer ceux qui peuvent se racheter et discipliner les autres » (p. 189).
Ici intervient une question cruciale : de quel soutien l’Opposition bénéficiait-elle vraiment ? Des archives essentielles pour répondre restent inaccessibles aux historiens. On ne peut consulter ni les lettres adressées dans le cadre de la discussion interne à la Pravda, ni les dossiers sur la question constitués par le Guépéou et qui sont actuellement toujours sous la bonne garde du FSB de Vladimir Poutine. Néanmoins, Reznik a pu rassembler quelques indices et éléments probants. Parlant au nom de la majorité, Iaroslavski avait cruellement déclaré qu’il ne s’agissait pas d’une « opposition ouvrière » mais d’une « opposition intellectuelle ». Il jouait démagogiquement d’une haine des clercs que le socialiste Makhaïski avait théorisée avant guerre et qui s’était largement exprimée dans les classes populaires contre tout porteur de lunettes en 1917. Il avait néanmoins largement raison. Exceptées quelques individualités comme Sapronov et le quartier ouvrier de Presnia à Moscou, les porte-parole de l’opposition étaient plutôt des intellectuels et ses bastions étaient les cellules du parti dans les universités et les Commissariats du peuple, c'est-à-dire dans la technocratie.
Néanmoins, une telle « analyse de classe » est trompeuse. Au début des années 1920, beaucoup d’étudiants et de fonctionnaires soviétiques étaient d’origine prolétarienne fort récente : c’étaient des ouvriers révolutionnaires que la révolution et la guerre civile avaient fait accéder aux études et aux responsabilités. Quant au soutien de certaines cellules rurales à l’Opposition, il s’explique par la personnalité du secrétaire, que l’appareil a voulu éloigner du centre urbain où il avait commencé à élever la voix (pp. 218-225). L’étude du cas de Perm permet d’approfondir la question de l’attitude des ouvriers vis-à-vis de l’Opposition. La ville de l’Oural avait été le bastion de Gavril Miasnikov, ouvrier de l’usine de Motovilikha et bolchevik depuis 1905. Il était devenu « communiste de gauche » en 1918 et était resté continûment oppositionnel ensuite. Finalement exclu du parti en 1922, il avait créé un « groupe ouvrier » clandestin avant d’être obligé de s’exiler à Berlin en 1923. Or, en l’absence d’un tel leader, les ouvriers de Perm n’ont pas pris position dans la discussion au sein du parti. Les enjeux de démocratie, qui plus est limitée au parti, semblaient loin de leurs préoccupations quotidiennes.
Plus généralement, Reznik montre que c’est toute la base du parti qui est pour l’essentiel restée sur la réserve. La peur des divisions, agitée par la majorité stalinienne, était réelle chez les adhérents au point de provoquer l’apathie politique. L’Opposition en était consciente et c’est pourquoi ses revendications étaient modérées, ne touchant que le régime interne du PC. Tout en critiquant la bureaucratisation, elle ne portait fondamentalement pas le débat sur le terrain social et, tactiquement, elle cherchait le compromis. La majorité savait mieux ce qu’elle voulait et l’expérience de 1923 lui apprit comment lutter pour garder le pouvoir et briser les velléités contestataires.
Plus que l’histoire d’une passe d’armes, le livre très riche (et parfois trop dense) de Reznik donne ainsi une image saisissante du PC russe six ans après la révolution. Il est significatif qu’excepté Trotski, l’Opposition de 1923 ait été majoritairement constituée de membres d’anciennes oppositions. Le problème posé en 1923 n’était en fait pas nouveau. Il était juste devenu encore plus criant alors que le parti était de plus en plus paralysé idéologiquement et politiquement par les discours et les procédures mis en place pendant la guerre civile. Surtout, la classe ouvrière, seule à même de trancher le débat, était passive et largement désabusée et la base du parti qui en était issue de même. Néanmoins, le parti bolchevique était encore un organisme vivant. La richesse des discussions et surtout la capacité des militants oppositionnels à formuler leurs positions et à organiser la diffusion de leurs idées en était la preuve. La défaite du début 1924 n’était donc qu’une bataille perdue et la
MOLCER n°1, décembre 2020 - Revue MOLCER
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