MOLCER 1, Jérémy Daire

Ce que Marx a fait, je n’aurais pas pu le faire […]. Sans lui la théorie serait bien loin d’être ce qu’elle est. C’est donc à juste titre qu’elle porte son nom.
F. Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande, 1888

Quand on connaît le nom de Friedrich Engels, c’est souvent comme le coauteur du Manifeste de 1847, l’ami de Karl Marx, et la tendance est de le comprendre dans son ombre, voire comme un « second couteau »… Pourtant, la modestie exprimée dans Ludwig Feuerbach n’est pas à prendre au mot. S’il n’a pas cherché à tirer la couverture à lui, Engels n’a pas été que le mécène aidant financièrement son ami : ses apports dans divers domaines, et notamment à la théorie matérialiste, sont considérables. Pour être fidèle à Engels, il faut observer le rôle qu’il a eu dans l’élabora- tion de ce que l’on appelle aujourd’hui le « marxisme ». En outre, sa vie et son œuvre ne peuvent être réellement séparées ; l’une éclaire l’autre.

Une famille de marchands (années 1820-1830)

Friedrich Engels naît en 1820 à Barmen (Wuppertal aujourd’hui), en Prusse rhénane, région ayant connu un développement capitaliste. Son père est commerçant dans le textile, et cette origine bourgeoise permet à Engels de comprendre le fonctionnement de la classe capitaliste, en même temps qu’il tend à compatir à la misère des ouvriers ; il l’exprime notamment dans les lettres de Wuppertal (1839). Cette première prise de distance d’Engels vis-à-vis de sa famille s’accompagne d’une rupture religieuse. Il développe un athéisme qu’un séjour chez un pasteur de Brême, effectué à la demande de son père, ne fait que confirmer. C’est donc un Friedrich Engels non insensible à la condition des travailleurs qui connaît les boule- versements des années 1830. En effet, au moment où Engels s’éveille poli- tiquement, l’Europe se soulève : en Angleterre, les Chartistes s’organisent dès les années 1830 pour défendre les revendications démocratiques de la classe ouvrière. En France, les Trois Glorieuses de juillet 1830 montrent la force du mouvement des masses, capable de chasser un roi du trône. Le tsar écrase la révolte des Polonais contre le joug imposé par la Russie en 1831, avant d’aider l’Autrichien Metternich à mettre fin à l’agitation en Allemagne, en 1832. Au milieu de ce souffle révolutionnaire se constitue la « Ligue des justes », en 1836, ancêtre de la Ligue des communistes dont Engels écrira le manifeste, douze ans plus tard. Mais à cette époque, où il écrit dans le Telegraph für Deutschland, Engels n’est pas l’inspirateur de ce qu’il appellera, plus tard, le « matérialisme dialectique » : démocrate révolutionnaire, il promeut un État allemand unifié et se place du côté des travailleurs, dont il comprend la misère, mais pas encore le rôle his- torique. La fréquentation des jeunes hégeliens sera déterminante dans sa conception des mécanismes de l’histoire.

Formation et premiers écrits : des jeunes hégeliens vers le matérialisme (années 1840)

En effet, alors que l’élan révolutionnaire se poursuit en Europe, Engels com- mence au début des années 1840 à fréquenter les « jeunes hégéliens », un groupe d’étudiants en philosophie berlinois. Cette étude de la pensée de Hegel le forme à la dialectique… qui n’est pas encore matérialiste. Cela n’em- pêche pas au jeune Engels d’avoir quelques intuitions déjà perspicaces : il relève par exemple une contradiction entre la dialectique perçante de Hegel et son conservatisme. Bien sûr, il faut prendre en compte que, pour Hegel, penseur mort en 1831 (et donc au seuil de la vague révolutionnaire qui secoue l’Europe), la contradiction est moins aiguë que ne peut le ressentir Engels, chez qui la conception d’une histoire motivée par les luttes de classes antagonistes commence à émerger – sans dire encore son nom. Mais cette critique que formule le jeune Friedrich en formation est le signe d’un virage, à peine entamé, de l’idéalisme hégélien vers une conception plus matéria- liste, sans perdre de son attachement au principe de la dialectique.
La situation de la classe laborieuse en Angleterre en 1844 (1845) marque ce tournant : en plus de décrire les conditions de vie des travailleurs anglais, thème cher à Engels, cet ouvrage est l’occasion de formuler pour la première fois le rôle révolutionnaire de la classe ouvrière. La classe des travailleurs n’est plus seulement un conglomérat hétérogène de malheureux : elle a un rôle historique, parce que ses intérêts sont opposés à ceux des capitalistes, et constitue de fait un des deux camps de la lutte de classe sous le capita- lisme. Cette intuition est un seuil supplémentaire franchi sur le chemin du matérialisme historique. Mais il faut attendre la rencontre avec Marx pour que l’élaboration de cette théorie commence formellement.

Engels et Marx : quelles relations ?

Une image trop répandue fait d’Engels un second de Marx, presque dans son ombre ; ce ne serait pas lui rendre justice. L’amitié certaine qui lie ces deux hommes, appuyée sur une communauté de visions du monde, se lit à leur correspondance. Il n’y a pas Marx, puis Engels : il y a bien deux pen- seurs, deux militants, aux trajectoires singulières mais avec une commu- nauté de vue.
Engels rencontre Marx en 1844 à Paris. La Sainte famille (1844) inaugure immédiatement leur collaboration qui durera toute une vie, ouvrage rapide- ment suivi par l’Idéologie allemande en 1846 (qui ne sera connu et exhumé que dans les années 1930). Ces deux ouvrages ont en commun de marquer un virage déterminant dans l’évolution de la pensée d’Engels. D’une part, il rompt définitivement avec les jeunes hégéliens. D’autre part, il va plus loin encore, puisque c’est à cette période et dans ces pages que naît et prend forme le « matérialisme dialectique », méthode d’analyse guidée par les faits, au fondement de la pensée de Marx, d’Engels et de la plupart de ceux qui, après eux, se revendiqueront du marxisme.
Puisque le marxisme exige de ne pas séparer théorie et pratique, rendons honneur à ses deux initiateurs en évoquant le contexte d’élaboration de leurs conceptions. Loin d’une théorie hors sol, le « marxisme » (terme qui se répand du vivant d’Engels dans les années 1880-1890) est forgé dans le courant de la lutte de classes. Marx alterne ainsi entre rencontres et dis- cussions avec les ouvriers, sur leurs lieux de travail et de réunion ou dans leurs organisations, et mise en place théorique des leçons qu’il tire de leurs combats, dans des articles ou des ouvrages plus conséquents, comme le célèbre Capital. Là encore, le rôle d’Engels, notamment en raison de son origine bourgeoise, est essentiel. En effet, son implication dans une entre- prise capitaliste à Manchester lui permet de livrer à Marx des informations précieuses (notamment à la rédaction du Capital), mais aussi de lui assurer le minimum matériel lui permettant de continuer à mener son activité de militant et théoricien révolutionnaire « à plein temps ».
De manière générale, qu’une œuvre soit signée de Marx ou d’Engels, il est toujours difficile de déterminer la part de l’influence de l’autre dans son élaboration. Cela est vrai de grands textes comme l’Anti-Dühring (1878) ou même de L’Origine de la propriété, de la famille et de l’État (1884, publié après la mort de Marx), texte élémentaire dans la conception que les marxistes se font de l’État, entre autres (ainsi, L’État et la révolution de Lénine doit beaucoup à ce dernier ouvrage d’Engels).
Cette collaboration intellectuelle se résume donc essentiellement ainsi: un mécénat financier, mais aussi et surtout une co-influence féconde dont jaillirent les bases du marxisme. Cette collaboration se poursuit de manière significative après la mort de Marx : Engels, un des rares (et peut-être le seul) à être capable de lire les pattes de mouche de son camarade et ami, se charge de mettre en forme les deuxième et troisième tomes du Capital, en plus de quelques autres écrits posthumes de son camarade et ami.
Partenaires théoriques, mais aussi – ce qui est indissociable pour des marxistes – politiques, Marx et Engels sont impliqués concrètement dans les luttes sociales de leur temps à la fin des années 1840. La décennie 1840-1850 est un moment charnière, où la situation politique mène Engels à rompre avec les socialismes utopiques.

De la Ligue des justes à la Ligue des communistes : élaboration et défense du socialisme scientifique

La Ligue des justes est fondée en 1836 à Paris, et regroupe notamment des couches parmi les plus déshéritées de la société (une partie de ses membres fondateurs a été écartée de la Ligue des bannis en raison de leur origine sociale). À cette époque, Engels n’a que seize ans. Marx et Engels rejoignent la Ligue en janvier 1847, peu avant le congrès de Londres qui se tient en juin de la même année. À cette époque, les principaux théoriciens de la Ligue des justes sont des tenants d’un socialisme utopique, c’est-à-dire d’une doctrine séparée de la compréhension scientifique des luttes sociales, qui souvent fait de la volonté pure un moteur révolutionnaire, sans s’embarrasser des considérations matérielles. Or, Engels estime décisif de prendre en compte l’importance des conditions concrètes de vie des ouvriers. Cet attachement à les décrire et les comprendre est déterminant dans le développement de la Ligue des justes.
Le congrès de Londres, au cours duquel la Ligue des justes est dissoute pour former la Ligue des communistes, est un moment clef pour l’affirma- tion d’un nouveau socialisme de type scientifique : sous l’influence d’Engels et de Marx, le mode religieux de la propagande qui marquait la Ligue jusqu’à présent est abandonné au profit de celui de la connaissance. Cette décision, aboutissement de vives polémiques notamment avec Wilhelm Weitling, est motivée par l’expérience des deux militants.
Marx et Engels sont chargés en 1847 de rédiger un Manifeste pour la Ligue des communistes, qui paraît l’année suivante. La forme de ce manifeste, où la nécessité pour les travailleurs de comprendre par eux-mêmes leur place dans le régime de production capitaliste et leur rôle révolutionnaire en tant que classe, est une autre marque du tournant du socialisme effectué à cette époque. Sous l’influence d’Engels et de Marx, le rôle de ce qui ne s’appelle pas (encore) explicitement l’avant-garde du prolétariat n’est pas de guider la classe ouvrière par le mysticisme, mais d’en faire une classe consciente responsable de sa propre organisation.
La Ligue des communistes est définitivement dissoute en 1852. Mais cette expérience de quelques années fut l’occasion pour le mouvement ouvrier de passer un seuil considérable, en s’affranchissant du revêtement reli- gieux dont il se parait le plus souvent. En cette matière, l’attention presque obsessionnelle qu’Engels porte aux conditions de vie des travailleurs, et à la manière dont elles affectent leur conscience, est déterminante. Cela se confirme quelques années plus tard avec la fondation de l’Association internationale des travailleurs (AIT).

Engels dans l’Association internationale des travailleurs (AIT)

Après la dissolution de la Ligue des communistes, Engels continue de tra- vailler avec Marx à l’organisation des travailleurs et à l’élaboration théo- rique du socialisme. En 1864, à l’occasion de la montée en puissance du mouvement ouvrier, il participe activement à la construction de l’Asso- ciation internationale des travailleurs, dont il rejoint le Conseil général en 1870. Cette association est la mise en pratique de l’internationalisme révolutionnaire défendu par Engels, en rupture avec les autres socialistes dont il critiquait vivement la tendance à flatter les fantasmes nationalistes. L’internationalisme n’est pas un vœu pieux, et Engels participe activement, au sein de l’organisation, au soutien aux exilés londoniens. Il est aussi en charge, avec Marx, du soutien à la Commune de Paris (1871), et des polé- miques contre les anarchistes. Il est ainsi le principal rédacteur du rapport contre les « bakouninistes » (les partisans de Bakounine, grande figure de l’anarchisme) au congrès de la Haye, en 1872.
Tout comme la Ligue des communistes, l’expérience de l’AIT est courte mais intense. On peut relier, au moins en partie, la dissolution de l’AIT en 1876 à la défaite des communards et à l’affaiblissement physique et moral du prolétariat qui s’ensuit, non seulement en France mais dans toute l’Eu- rope. Toutefois, cette « première Internationale » est un nouveau pas dans le mouvement ouvrier : Engels continue, avec Marx et après sa mort, à suivre de près la construction des partis ouvriers en Europe, et proposera son expé- rience aux bâtisseurs de la deuxième Internationale.

Engels et l’Internationale ouvrière

L’Internationale ouvrière (ou deuxième Internationale) est fondée en 1889, trois ans après la mort de Marx. Engels a 69 ans, et une vie de militantisme révolutionnaire pour consolider les bases théoriques de la nouvelle orga- nisation. Outre le savoir pratique, c’est tout un bagage de principes d’or- ganisation qu’Engels met à la disposition d’une nouvelle génération de militants. Ainsi, les combats qu’il mène dans cette deuxième Internationale permettent de constater l’évolution de la pensée d’Engels, dans la conti- nuité des principes qu’il a élaborés avec Marx.
Dès le congrès fondateur de l’Internationale ouvrière, qui devait pour Engels faire pièce aux gens intéressés profitant de la renaissance du mou- vement ouvrier ainsi qu’aux anarchistes, il lutte activement contre diverses tendances du socialisme, des courants « jeunes » anarchisants aux opportu- nistes. Ce combat continue jusqu’à sa mort en 1895. L’expérience léguée par Engels n’est pas perdue: des militants aussi divers que Rosa Luxembourg, Jean Jaurès ou Lénine savent, après sa mort, les suivre et les mettre en appli- cation à leur manière. L’internationalisme, le centralisme organisationnel, sont autant de principes que les continuateurs de Marx et d’Engels, parti- sans du Komintern (Troisième Internationale) puis d’autres courants poli- tiques, dont la Quatrième Internationale, se revendiquent par la suite.

Le vieil Engels

Les derniers travaux théoriques d’Engels, hormis la continuation de l’œuvre de Marx déjà mentionnée, sont à considérer comme l’aboutissement d’une vie de lutte aux côtés des travailleurs et de réflexion politico-théoriques. Lorsque Socialisme utopique et socialisme scientifique paraît en 1880, il faut bien sûr l’inscrire dans le temps long, comme résultat de décennies de polémiques, dès les années 1840, contre les utopistes. Il en va en un sens de même de l’Anti-Dühring (1878) : au prétexte d’une polémique contre Dühring, cet essai est l’occasion d’une mise au point générale sur le marxisme, sa méthode et ses concepts, fruit de décennies de collaboration avec Marx.
L’Origine de la famille, de la propriété privée et de l’État (1884) est un condensé de ce que les marxistes de l’époque ont pu apprendre de l’État. La théorie de l’État exposée dans cet ouvrage s’appuie là encore (explicitement ou non) sur les expériences de rapports de force entre les travailleurs et l’État bourgeois, au premier rang desquelles la Commune de Paris. Ce travail est à la base de la réflexion des marxistes sur l’État et suscitera de nombreux débats dans les courants se réclamant du mouvement ouvrier.
La Critique du programme d’Erfurt (1891) est un exemple de la participa- tion d’Engels à l’organisation du mouvement ouvrier, jusqu’à sa mort. Le titre ne doit pas tromper : il s’agit en fait d’une critique interne d’un projet de programme élaboré par les sociaux-démocrates allemands. Plusieurs pro- positions d’Engels ont été finalement adoptées dans le projet final, même si l’intégralité de sa critique ne sera connue qu’après sa mort.
En somme, les derniers écrits d’Engels sont à l’image de son œuvre: un travail théorique bâti sur l’expérience vécue et analysée des luttes sociales et politiques. Il paraît ne s’être pas dégagé de ses premières intuitions, malgré des évolutions sensibles. Ces intuitions, nourries de ses combats aux côtés des travailleurs, et d’un travail d’organisation aux fondements du mouve- ment ouvrier moderne, se sont affermies en principes dont les héritiers du marxisme se sont réclamés après lui. Engels n’est ni l’ombre de Marx, ni son second. Il est un théoricien dont l’œuvre peut encore offrir de précieux appuis à la réflexion politique et historique.

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