MOLCER 1, Rachel Renault
Ce texte reprend des éléments de l’introduction de la nouvelle édi- tion de La Guerre des paysans
en Allemagne
à paraître aux Éditions sociales en 2021.
En 1524-1525, l’Allemagne est marquée par l’une des plus grandes révoltes de son histoire. Dans tout l’Empire, des dizaines de milliers de paysans, mais également d’artisans urbains, prennent les armes. Menés entre autres par le prédicateur radical Thomas Müntzer, ils se réclament de la Réforme luthérienne. Aux revendications religieuses s’ajoute aussi l’exigence de la fin de nombreux droits seigneuriaux. Cette grande révolte, appelée « révolution de l’homme du commun » par l’historien Peter Blickle, touche de nombreuses parties de l’Allemagne en dépit de son morcellement territorial. Plusieurs batailles rangées opposent les armées paysannes à celles des princes. La « guerre » s’achève par une répression militaire spectaculaire et sanglante et, jusqu’en 1848, l’Allemagne ne connaîtra plus de soulèvement d’une telle ampleur.
Par l’influence qu’il a eue sur les consciences historiennes et dans la mémoire collective allemande, par les sédimentations qu’il a engendrées, par sa place dans le panthéon des textes classiques du marxisme, La guerre des paysans en Allemagne a lentement et profondément infusé la science historique. S’il nous instruit peu sur le déroulement des luttes sociales paysannes au XVIe siècle, il nous semble qu’on y apprendra beaucoup sur les démarches et interrogations des sciences sociales. Car l’ouvrage révèle une vision novatrice et complexe des conflits sociaux du XVIe siècle, qui n’est dépourvue ni de finesse, ni de force. Si certains traits heurtent le lecteur contemporain, si beaucoup de notations sont aujourd’hui datées et pour cause, elles ont plus d’un siècle et demi on est frappé, à la lecture, de la résistance de la démarche et de certaines analyses à l’épreuve du temps, et de la fécondité de la méthode. La première caractéristique, peut-être la plus surprenante pour le lecteur contemporain, réside dans la comparaison structurante entre la « révolution » de 1525 et celle de 1848.
1525 pour comprendre 1848 : un péché d’anachronisme ?
« Le peuple allemand a, lui aussi, ses traditions révolutionnaires ». Les mots qui ouvrent le texte en révèlent l’une des missions : conférer au mouvement révolutionnaire allemand la conscience de ses précédents et de son épaisseur dans le temps, réactiver une mémoire collective enfouie et doter le mouvement ouvrier de ses héros, en magnifiant « l’endurance » et « l’énergie » du peuple allemand. Le texte est construit sur ces allers-retours constants entre 1525 et 1848, dans une volonté non pas de constater des ressemblances, mais de déceler des analogies structurelles et des constantes. La démarche vise sans doute également à mettre à l’épreuve le matérialisme historique fraîchement élaboré et dont Engels renvoie dans son texte la paternité à Marx seul à l’épreuve d’un cas empirique. Le passé est donc mobilisé non seulement à titre de genèse mais également, et peut-être plus encore, à titre de comparaison avec le présent. Cette ambivalence est bien résumée par le fait que la Guerre des Paysans de 1525 est qualifiée de manière récurrente par Engels d’« anticipation » : « anticipation en imagination du communisme » et « des conditions bourgeoises modernes », elle préfigure 1848, qui ne fait alors presque plus que rejouer 1525. Si la démarche a valu à Engels et plus largement, aux historiens marxistes, le reproche d’anachronisme, elle ne fait pourtant qu’exacerber, en l’explicitant, le geste qui fonde toute appréhension du passé à partir des interrogations du présent, avec des catégories extérieures à celles de la société étudiée.
C’est ici la dimension relationnelle des rapports sociaux, dans le conflit, qui est au cœur de la comparaison et de l’analyse : les « groupements sociaux » sont appréhendés de manière dynamique, à travers leur construction et leurs reconfigurations dans le moment révolutionnaire et non pas comme des entités immuables et toujours déjà là. C’est bien la lutte des classes, et non les classes elles-mêmes, qui est au cœur du processus. Dans cette comparaison des groupes sociaux et de leurs attitudes respectives en 1525 et 1848, on est également loin des caricatures d’une histoire qui plaquerait sur le passé les catégories du matérialisme historique sans égard pour les catégories endogènes avec lesquelles se pensent elles-mêmes les sociétés anciennes en l’espèce ici, la structuration juridique de la société en ordres, et son fondement, l’inégalité de droit. Au contraire, c’est précisément l’intersection des appartenances juridiques et matérielles qu’Engels s’efforce de penser, sans considérer que les différents modes de structurations ordres et classes s’excluent mutuellement. Ces classes elles-mêmes sont comparées d’une époque à l’autre sur le mode de l’analogie, mais ne sont pas pensées de manière anhistorique : la « bourgeoisie » de 1525 est comparée à celle de 1848, elle n’est pas perçue comme identique ou immuable. On reprochera peut-être à Engels la volonté (illusoire ?) d’une comparaison terme à terme entre les deux situations. À tout le moins le texte ne se contente-t-il pas d’un récolement du passé, et en propose une interprétation audacieuse. En revanche, il s’interroge très peu sur la conscience de classe comme, de manière générale, sur les représentations des acteurs et leur manière de penser, de dire et de voir le monde dans lequel ils évoluent.
Idéologie et intérêts matériels : quelle place pour les logiques religieuses ?
À ces ordres et classes sont assignées en effet des idéologies, qu’il faut considérer là encore comme des tendances plus que comme des données fixées une fois pour toutes. Engels souligne, quoique sans s’y attarder, le soutien apporté aux paysans par certains nobles, parfois devenus meneurs de la révolte, comme Wendel Hipler ou d’autres : Engels, lui-même issu de la grande bourgeoisie, n’ignore rien de la possibilité qu’ont les individus de choisir un camp auquel ils n’étaient pas prédestinés. Ces « groupements idéologiques », selon les termes d’Engels, sont explorés dans le détail, et le millénarisme de la fin du XVe et du début du XVIe siècle est appréhendé dans sa diversité au sein du chapitre III. La religion apparaît pourtant toujours comme le « masque » d’intérêts économiques et sociaux qui se « travestissent » dans un langage religieux dont il ne faudrait pas être dupe. En dépit d’un effort pour les restituer dans leur complexité et leurs nuances, ces affrontements doctrinaux ne sont donc pour l’auteur qu’un prétexte et qu’un leurre qu’il faudrait déjouer afin de révéler les véritables logiques à l’œuvre. C’est sans doute le point sur lequel l’historiographie actuelle, renouvelée par les apports et les méthodes de l’anthropologie, est la plus critique : car si les acteurs des XVe et XVIe siècles combattaient dans ce langage religieux et se mobilisaient en son nom, il faut à tout le moins le prendre au sérieux. Appuyée sur l’anthropologie, l’historiographie plus récente désormais depuis presque un siècle s’attache à reconstituer les modes de pensée, les « outillages mentaux », la culture, la vision du monde des hommes du passé, leur angoisse du salut, leurs croyances et leurs superstitions pour tenter de cerner la place qu’occupe la religion dans leur vie quotidienne.
La réticence très forte d’Engels vis-à-vis du prophétisme religieux de Thomas Münzer tient sans doute également au contexte : Marx et Engels ont employé beaucoup d’énergie à combattre le tailleur allemand Wilhelm Weitling exilé à Paris, Londres puis Bruxelles, qui professait à la tête de la Ligue des Justes un communisme pétri de christianisme millénariste et influencé par Lamennais, jusqu’à ce que la rupture soit consommée en 1846. Quoiqu’implicite, l’analogie semble évidente entre Münzer et Weitling sous la plume d’Engels, en dépit du fait que la religion n’ait, aux deux époques, la même place ni dans l’organisation sociale et politique, ni dans les consciences, ni dans la vie quotidienne. Au demeurant, 43 ans après la parution de la Guerre des Paysans, en 1893, Engels reconnaît lui-même avoir sous-estimé dans l’ouvrage le rôle des logiques proprement idéologiques et religieuses(1). Il s’est au reste beaucoup inquiété, à la fin de sa vie, de voir ses travaux réduits à des causalités économiques purement mécaniques(2) et proposait de revoir la suprématie accordée jusque-là au facteur économique dans le matérialisme historique, au profit d’une perspective où infra- et superstructure s’influencent réciproquement et où les causalités s’enchevêtrent(3). Sans doute le conflit avec Weitling était-il, en 1850, encore trop proche, et l’enjeu stratégique de soustraire les luttes d’émancipation à l’influence prophétique, comme de fonder le matérialisme historique scien- tifiquement par opposition au mysticisme, encore trop prégnant.
Toujours est-il qu’Engels voit dans ce prophétisme mystique un stade « primitif » du développement révolutionnaire, dans la perspective consciemment téléologique qui caractérise le matérialisme historique et nombre d’autres systèmes de pensée au XIXe siècle. Cette question de la téléologie a été au coeur des reproches adressés aux divers marxismes par la science historique. Là encore, la discipline est aujourd’hui plutôt réticente face aux grands modèles d’explication qui décèlent une marche de l’histoire, et tend à réfléchir plutôt en termes de configurations qui se succèdent en se modifiant sur un fond de continuités. Pourtant le petit texte d’Engels propose une démarche téléologique qui n’oublie pas la contingence. Si l’histoire a une direction et si ce sens a une signification, il n’en reste pas moins que rien ici n’apparaît comme irrépressible ni comme inéluctable : ce sont bien des enchevêtrements de causes multiples qui définissent le sens mouvant pris par le cours des choses, où la contingence a toute sa place. Cette question de la téléologie se repose avec une grande acuité à propos du deuxième grand thème qui structure l’ouvrage : la question de l’unité allemande.
L’image de l’Empire et de l’Allemagne : le Sonderweg et « l’arriération » allemande
Car le texte d’Engels sur la guerre des paysans est également une longue réflexion sur la question nationale allemande. Le début et la fin de l’ouvrage, en particulier, sont largement préoccupés par la question de l’impossible unification politique en 1848, et de son incidence sur l’échec du mouvement ouvrier. En miroir, l’Allemagne du XVIe siècle au territoire morcelé, où s’enchevêtrent plus de 300 comtés, principautés et villes libres d’Empire, est vue comme une victime de son « étroitesse locale sans limite, [du] provincialisme obstiné qui causa la ruine de toute la Guerre des Paysans ». Cette « deutsche Kleinstaaterei » litt. « tendance allemande à l’État lilliputien » est régulièrement dénoncée depuis le début du XIXe siècle comme la cause de tous les malheurs de l’Allemagne. On trouve chez Hegel l’une des premières formulations de cette condamnation(4). Aussi n’est-il pas étonnant qu’elle ait infusé chez Marx et Engels, mais on va le voir, non sans de substantielles modifications. Car cette vision hégélienne, depuis le milieu du XIXe siècle, est portée avant tout par la Prusse protestante et ses truchements, qui y trouvent un moyen pratique d’incriminer le Saint Empire romain germanique, autrichien, habsbourgeois et catholique. Une fois le Saint Empire rendu responsable de ce « retard » allemand, la Prusse peut prôner, sous son égide, une unification « petite-allemande » sans l’Autriche. Elle s’érige ainsi en antithèse de Habsbourg défenseurs d’un Empire qu’elle taxe d’archaïsme, et se pose en puissance capable d’unifier l’Allemagne et de la moderniser. Mais cette modernisation va de pair avec l’affirmation d’un pouvoir résolument autoritaire et anti-démocratique.
Cette interprétation hégéliano-prussienne de l’Empire Habsbourg a partie liée avec une vision selon laquelle l’histoire allemande serait marquée par une singularité irrémédiable par rapport au cours européen des choses : ce sont là les premières formulations de la thèse du Sonderweg, ce « chemin particulier » ou « chemin à part », qu’aurait emprunté l’histoire allemande, et qui l’aurait menée sur une voie différente de celle de l’Europe occidentale. À l’époque où écrit Engels, le Sonderweg désigne encore l’appétence germanique pour un pouvoir fort, autoritaire et un État hiérarchique, bref, tout ce qui forme le socle de la Prusse bismarckienne : la culture germanique est perçue comme supérieure, et la démocratie comme une importation « occidentale » incompatible avec les « vertus allemandes ». Marx et Engels ont été parmi les premiers à construire l’image d’un Sonderweg allemand qui serait une erreur de l’histoire et non un motif de fierté nationale, vision négative qui deviendra dominante après 1945. Chez Marx et Engels, ce chemin particulier se caractérise par le retard pris par l’Allemagne dans le processus de modernisation politique, imputable non seulement à la fragmentation territoriale, mais encore et c’est l’originalité de leur explication à la « trahison » de la bourgeoisie allemande, qui, au lieu de s’allier aux mouvements démocratiques comme elle l’a fait en Angleterre et en France, s’est ralliée à la grande aristocratie des Junkers, ces « hobereaux », grands propriétaires terriens possessionnés à l’est de l’Elbe. Les historiens héritiers de Max Weber proposeront du Sonderweg une interprétation assez proche, comme le fruit, au cours du XIXe siècle, d’une distorsion entre une modernisation économique rapide d’un côté, et un retard dans la modernisation politique de l’autre.
En conséquence, l’analyse qu’Engels propose des structures de pouvoir dans le Saint Empire est encore fortement marquée par un paradigme hégélien : le Saint Empire et le pouvoir de l’Empereur sont présentés comme étant à l’agonie dès l’orée du XVIe siècle ; les « princes » c’est-à-dire les états d’Empire (Reichsstände) les plus puissants sont perçus comme les déposi- taires des futurs États territoriaux (Territorialstaat) souverains, tandis que les villes d’Empire, la chevalerie (Reichsritterschaft) et les Etats d’Empire les plus faibles sont appelés à être absorbés (« médiatisés ») par les premiers. Les historiens protestants conservateurs du XIXe siècle au service de la Prusse ont dépeint le Saint Empire comme un conservatoire artificiel d’archaïsmes, responsable de la fragmentation de la nation, et comme un frein pour le progrès matériel et moral de l’Allemagne, que les Habsbourg auraient maintenue volontairement dans le morcellement et l’arriération pour asseoir leur pouvoir. Chez Engels, tout à l’inverse, l’Empire est le garant de l’unité de la nation allemande : le déclin du premier entraîne l’affaiblissement de la seconde, et c’est là une conception originale de l’histoire nationale dans le paysage historiographique du milieu du XIXe siècle.
La question de l’impossible unité de l’Allemagne est ainsi transversale dans l’ouvrage, mais sous la plume d’Engels, le fait est clair : en 1525, ce sont bien les grands princes et non l’Empire, comme chez les historiens « borussiens » qui, par leur appétit de souveraineté, en freinent la réalisation que l’Empire aurait pu assurer. L’échec de la Guerre des Paysans, comme celui de 1848, est imputable à ce manque d’unité, et ce manque d’unité lui-même est imputable à la « trahison » de la bourgeoisie. Mais Engels ne s’en tient pas à ce constat sommaire, et l’ouvrage restitue avec finesse les réseaux d’opposition entre les divers groupes et fractions de groupes sociaux dans l’Empire, en montrant combien les oppositions entre « paysans » et « princes » s’enchevêtrent avec les oppositions entre princes, petite noblesse et chevalerie, entre médiats et immédiats d’Empire, entre haut et bas clergé. Ces équilibres sociaux complexes et mouvants sont restitués dans leur écrin les institutions du Saint Empire auxquelles Engels donne bien plus d’importance, dans son interprétation, que ne l’ont fait les historiens borussiens. La révolte des paysans bouleverse donc l’ensemble de la configuration sociale impériale et remanie les rapports sociaux entre tous les groupes. C’est l’une des grandes forces de l’ouvrage que de le montrer en détail. Car, si l’historiographie des révoltes populaires s’est depuis considérablement épaissie et enrichie, cette capacité à réinsérer les séditions populaires dans l’écheveau complexe des équilibres sociaux généraux est sans doute l’un des points sur lesquels l’ouvrage d’Engels reste, encore aujourd’hui, le plus novateur. Car Engels ne se contente pas de rapporter la révolte à des causes matérielles et objectivables, quantitatives et mesurables. Il l’explique par tout un contexte non seulement matériel la première section de l’ouvrage lui est consacrée mais également moral et culturel c’est l’affaire de la deuxième section. Si la cause principale de la Guerre des Paysans n’est plus, comme dans les interprétations traditionnelles, la Réforme, mais les différenciations dans la structuration sociale induites par l’industrialisation, c’est pourtant bien seulement sous l’influence de la Réforme que des « camps » sociaux se structurent idéologiquement l’un, « bourgeois », autour de Luther et l’autre, « plébéien », autour de Münzer. Le rapport entre idéologie et intérêts matériels est complexe, paradoxal, et il demeure dans tout le texte un nœud irrésolu. Ajoutons que l’on sait relativement peu de choses, en 1850, de la culture paysanne du XVIe siècle, de l’activité politique des simples sujets, et que l’on s’intéresse encore peu à leurs systèmes de représentation du monde, en dehors de la théologie. Pourtant, et quoique le programme politique des insurgés soit très peu présent dans le texte, quoique les logiques religieuses soient toujours présentées comme le « masque » d’antagonismes plus profonds, c’est tout de même l’une des forces novatrices de l’ouvrage que d’avoir analysé les représentations des différents groupes d’acteurs non pas simplement comme des corpus théoriques étanches au reste du monde social, résultant d’options librement choisies, mais comme profondément reliées à l’évolution des conditions matérielles et des groupements sociaux.
Un texte dans les luttes
Lorsqu’il écrit La Guerre des Paysans, Engels n’a pas trente ans. Il est, depuis novembre 1849, à Londres avec Marx : comme toujours en l’absence de correspondance entre les deux hommes, on connaît peu de choses de la genèse du texte. Il est publié dans la Nouvelle Gazette rhénane. Revue politique et économique qu’ils dirigent, et qui est parue de janvier à octobre 1850 en six numéros. Elle avait vocation à être l’organe politique et théorique de la Ligue des Communistes. Les Luttes de classes en France de Marx sont parues dans les numéros 1 à 4 et la Guerre des Paysans d’Engels dans les numéros 5 et 6. Celui-ci ne cessera, jusqu’à sa mort, de vouloir remanier, compléter, améliorer, voire « réécrire complètement » le texte, ce que l’édition des livres II et III du Capital après la mort de Marx ne lui laissera pas le loisir de faire. La construction du texte est assez loin d’un économicisme à courte vue : après avoir décrit les conditions économiques et la structuration sociale de l’Allemagne du XVIe siècle, Engels analyse les programmes idéologiques des différents camps ; il revient ensuite sur la genèse et les prémisses de la Guerre des Paysans pour l’inscrire dans un temps beaucoup plus long des contestations populaires, avant de proposer un déroulé chronologique des événements région par région. Du point de vue de la méthode historique, c’est une hiérarchisation pionnière des facteurs qui aura une longue postérité. On l’a dit, le texte s’apparente aussi beaucoup à une sorte d’expérimentation pour le matérialisme historique tout juste théorisé, et une manière de lui faire passer, en quelque sorte, l’épreuve de l’empirie : il est traversé de part en part du souci de révéler la réalité du fonctionnement social sous les apparences de la théologie. Le recours à l’histoire est aussi une manière de fonder la scientificité du matérialisme historique, par opposition aux systèmes fondés sur la croyance, la foi, le mysticisme. En 1850, l’ouvrage a tout d’un essai, à tous les sens du terme. Le texte n’est plus aujourd’hui une référence sur le déroulement des événements de la Guerre des Paysans, dépassé depuis par de nombreux autres ouvrages ; en revanche, du point de vue de l’épistémologie et de la méthodologie des sciences sociales, on y trouvera des formes d’inspiration: à cet égard, le texte est fondateur.
Notes
1. Lettre à Franz Mehring du 14 juillet 1893, in Karl Marx, Friedrich Engels, Œuvres choisies en deux volumes, vol. 2, Éditions du Progrès, Moscou, 1955, p. 545-550.
2. Ainsi en 1890 dans une lettre à Joseph Bloch : « D’après la conception matérialiste de l’histoire, le facteur déterminant dans l’histoire est, en dernière instance, la production et la reproduction de la vie réelle. Ni Marx, ni moi n’avons jamais affirmé davantage. Si, ensuite, quelqu’un torture cette proposition pour lui faire dire que le facteur économique est le seul déterminant, il la transforme en une phrase vide, abstraite, absurde », cité par Hunt, Engels. Le gentleman révolutionnaire, op. cit., p. 288.
3. « Il y a action et réaction de tous ces facteurs au sein desquels le mouvement économique finit par se frayer son chemin comme une nécessité à travers la foule infinie des hasards », ibid.
4. Georg Wilhelm Friedrich Hegel, La Constitution de l’Allemagne : 1800-1802, Paris, Éditions Champ libre, 1974.
MOLCER n°1, décembre 2020 - Revue MOLCER
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