MOLCER 1, Jean Quétier

  Parmi les travaux d'Engels, ceux qu'il a consacrés à la question de la dialectique de la nature ont généralement mauvaise presse. Rarement lus et étudiés aujourd'hui, alors même que fleurissent depuis quelques années au sein du marxisme de nouvelles orientations de recherche tournées vers la problématique écologique, ils ont indéniablement contribué à forger la mauvaise réputation de leur auteur, celle d'un médiocre second violon incapable, contrairement à son illustre compagnon, de résister à la tentation de constituer une vision du monde totalisante prétendant enfermer indûment aussi bien la nature que l'histoire dans un système de lois universelles. Certains scientifiques, comme le biologiste Jacques Monod, ont même pu considérer qu'ils jetaient le discrédit sur le marxisme dans son ensemble, ouvrant la porte aux pires dérives du XXe siècle – la référence insistante aux thèses d'Engels sous la plume de Lyssenko lors de sa condamnation de la génétique mendélienne en 1948 ferait ainsi figure de preuve en la matière. Il est par ailleurs tout à fait frappant de constater que les critiques formulées à l'encontre de la dialectique de la nature sont souvent venues, et ce bien avant l'affaire Lyssenko, de l'intérieur du marxisme lui-même, de la part de théoriciens soucieux de borner l'application de la dialectique au seul domaine de l'histoire humaine. S'il n'est pas le premier à le faire, le jeune Georg Lukács – qui changera plus tard de position sur le sujet – est sans aucun doute le représentant le plus emblématique de cette tradition. Dans son essai de 1919 intitulé « Qu'est-ce que le marxisme orthodoxe ? », publié quatre ans plus tard dans Histoire et conscience de classe, le philosophe hongrois affirmait ainsi que « les malentendus qu'a suscités la manière engelsienne d'exposer la dialectique viennent essentiellement de ce que Engels – suivant le mauvais exemple de Hegel – a étendu la méthode dialectique à la connaissance de la nature».

               Paradoxalement, au moment où Lukács écrivait ces lignes, l'ouvrage d'Engels que nous connaissons aujourd'hui sous le titre de Dialectique de la nature n'avait pas encore été publié. Les positions d'Engels sur le sujet étaient alors principalement connues par l'intermédiaire de deux textes : l'Anti-Dühring (1877-1878) et Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande (1886). Ce point n'a rien d'un détail anecdotique : si les manuscrits qui composent la Dialectique de la nature n'ont pas été édités de son vivant, c'est bien parce qu'ils constituent un ensemble inabouti, le fruit d'une recherche à laquelle Engels n'est jamais parvenu à donner une forme achevée. Afin de mieux saisir les enjeux qui sous-tendent les analyses d'Engels, il nous paraît donc indispensable de revenir sur les circonstances qui ont présidé à la rédaction de ces textes et sur la manière dont ils ont été édités au cours du XXe siècle. En effet, force est de constater que les partisans aussi bien que les adversaires de la dialectique de la nature ont bien souvent fait comme si Engels avait produit une analyse systématique sur le sujet, dont il conviendrait de souligner les géniales anticipations ou au contraire de condamner les lourdes errances. Grâce aux avancées récentes de la recherche sur l’œuvre d'Engels, il est aujourd'hui possible de nuancer ce tableau et de projeter une lumière nouvelle sur les manuscrits de la Dialectique de la nature en prenant en compte leur caractère clairement fragmentaire.

      La Dialectique de la nature existe-t-elle ?

 Tout comme L'Idéologie allemande, rédigée par Marx et Engels entre 1845 et 1847, la Dialectique de la nature fait partie de ces textes posthumes dont l'unité et la cohérence interne font problème. Le titre même du livre n'a rien d'évident : il n'est pas d'Engels lui-même mais a été choisi par les éditeurs au cours du XXe siècle, lesquels en avaient d'ailleurs d'abord essayé d'autres au cours des années 1920, notamment Dialectique et nature. La réalité qui se cache derrière est un ensemble de 197 manuscrits fort hétérogènes rédigés par Engels entre 1873 et 1886 et réunis par lui dans quatre liasses différentes. Si certains témoignent d'un important degré d'élaboration, d'autres ne contiennent que de brèves remarques de quelques lignes ou parfois même de simples formules mathématiques non commentées. La nature exacte du projet d'Engels n'a d'ailleurs rien d'évident, même s'il est possible de suivre certaines étapes de son avancée grâce à sa correspondance avec Marx des années 1870 et du début des années 1880. Il est le plus souvent reconstruit à partir de quelques phrases, comme celle que l'on trouve dans un manuscrit de 1879, d'après laquelle il s'agirait de « montrer que les lois dialectiques sont de véritables lois de la nature », ou encore de l'esquisse de plan rédigée par Engels en 1878.

               Le problème est que ce plan n'est pas le seul dont nous disposions, et qu'Engels en a élaboré un autre, très différent, deux ans plus tard. Tandis que le plan de 1878 affiche une ambition très vaste, abordant aussi bien l'histoire de la philosophie qu'un grand nombre de domaines scientifiques, celui de 1880 semble bien plus modeste et se concentre sur la seule question du mouvement. La plupart du temps, le plan de 1880 a été lu comme une simple subdivision du plan de 1878, mais rien ne permet d'établir ce fait avec certitude. Comme l'a récemment montré Kaan Kangal, il est tout à fait possible que le projet d'Engels ait bien plutôt évolué au cours du temps et qu'il ait choisi de restreindre son analyse à un problème plus spécifique. Présenter l'ensemble des manuscrits rédigés depuis 1873 comme un tout certes inachevé mais malgré tout cohérent, qu'il s'agirait simplement de réorganiser à partir de la structure exposée en 1878 constitue donc un parti-pris pour le moins discutable, qui ne rend pas véritablement compte du chantier théorique auquel Engels s'était attelé.

               Dès lors, reste à savoir comment, de cette compilation disparate, est né le livre que nous connaissons. Ce résultat n'avait à première vue rien d'évident, raison pour laquelle il a fallu attendre 1925 avant que soit réalisée la première édition, sous la responsabilité de David Riazanov, alors directeur de l'Institut Marx-Engels de Moscou. Auparavant, seuls quelques fragments avaient été publiés à la fin des années 1890 par le social-démocrate allemand Eduard Bernstein, un des exécuteurs testamentaires d'Engels. Le choix minimaliste de Bernstein s'explique au moins autant par son propre regard critique au sujet de la dialectique que par le sévère jugement du physicien Leo Arons, qu'il avait chargé d'expertiser les manuscrits d'Engels pour en déterminer la valeur scientifique. Aux yeux d'Arons, tout comme d'ailleurs à ceux d'Albert Einstein, auquel Bernstein demandera deux décennies plus tard de donner son avis à son tour, les analyses d'Engels étaient clairement dépassées du point de vue de la science de la nature et ne présentaient d'intérêt que pour qui souhaitait mieux connaître le parcours de celui qui les avait énoncées.

               Il a donc fallu attendre le lancement du premier projet d'édition complète des œuvres de Marx et Engels dans la jeune Union soviétique des années 1920 pour que soient rendus accessibles au public pour la première fois la quasi-intégralité des manuscrits contenus dans les quatre liasses constituées par Engels. La version publiée par Riazanov en 1925 entendait respecter l'ordre chronologique, sans chercher à reconstruire le texte pour lui conférer artificiellement une tonalité systématique. La disgrâce de Riazanov, bientôt liquidé par le pouvoir stalinien, allait marquer un bouleversement d'ampleur en la matière. Les éditions soviétiques réalisées dans les décennies suivantes, notamment celle de 1941, qui servirait par la suite à constituer le volume 20 des Marx Engels Werke publié en 1952 en République démocratique allemande, encore fréquemment utilisé aujourd'hui pour travailler sur le texte original, se caractérisent par leur structuration thématique, inspirée des esquisses de plans de 1878 et 1880, elles-mêmes placées en tête d'ouvrage.

               Pour l'essentiel, c'est sous cette forme que le lecteur francophone connaît aujourd'hui la Dialectique de la nature. L'édition la plus couramment utilisée, celle réalisée par Émile Bottigelli en 1952 aux Éditions sociales, en constitue un témoignage d'autant plus frappant qu'il n'est pas rare d'y croiser, dans l'avant-propos et dans les notes, des références élogieuses à Staline et à Lyssenko, dont on peut s'étonner qu'elles n'aient pas été supprimées lors de la révision de la traduction en 1968. Cet état de fait ne facilite évidemment pas la tâche de qui souhaite étudier sérieusement la Dialectique de la nature, et on ne peut que souhaiter que soit prochainement publiée une édition historique et critique de ces manuscrits en langue française. Une telle perspective n'a d'ailleurs rien d'incongru dans la mesure où existe, depuis 1985, une édition fiable en langue originale : le volume I/26 de la deuxième Marx-Engels Gesamtausgabe (MEGA²), fruit du remarquable travail réalisé sous la direction de la chercheuse est-allemande Anneliese Griese, dans lequel on peut retrouver les manuscrits ordonnés en toute transparence sous deux formes successives, d'abord chronologique, ensuite thématique.

 

   Pourquoi les sciences de la nature ont-elles besoin de la dialectique ?

 Une fois reconnu le caractère fragmentaire et à bien des égards encore programmatique de la Dialectique de la nature, il est possible de revenir, sans prétendre à l'exhaustivité, sur quelques grands enjeux qui traversent ces manuscrits. L'un des points qu'il convient de souligner d'emblée est que le travail d'Engels est d'abord et avant tout une entreprise critique, motivée par ce qui apparaît à ses yeux comme des insuffisances ou des apories auxquelles sont confrontées les sciences de la nature elles-mêmes. Comme il l'affirme dans un fragment de 1879, son objectif n'est nullement de rédiger un « manuel de dialectique » depuis une position de surplomb mais de partir des problèmes qui émergent de la pratique des scientifiques de son temps.

               En la matière, Engels considère que la difficulté majeure tient à un certain mépris cultivé par les scientifiques à l'égard de la philosophie de façon générale, qui les conduit à s'enfermer le plus souvent dans un empirisme à courte vue. En prétendant s'en tenir aux faits et en rejetant toute spéculation théorique, ils sont en réalité conduits à se priver des outils conceptuels qui leur permettraient de mieux comprendre leur propre travail et de donner sens à leurs découvertes. En l'occurrence, Engels considère que le rejet de la philosophie affiché par bon nombre de scientifiques de son temps dissimule finalement un usage inconscient et mal maîtrisé de catégories tout à fait métaphysiques. En prétendant se débarrasser de la philosophie, ceux-ci sont donc finalement les « esclaves des pires restes vulgarisés des pires philosophes », comme il le dira dans un fragment de 1874. Aux yeux d'Engels, l'attitude empiriste bornée rend d'ailleurs ceux qui l'adoptent paradoxalement vulnérables aux dérives irrationnelles, comme en témoigne la vogue du spiritisme, dans laquelle pouvaient sombrer d'éminents savants comme le naturaliste Alfred Russel Wallace ou le chimiste William Crookes, tous deux pointés du doigt dans un fragment de 1878.

               Pour autant, la dimension critique du discours d'Engels ne signifie aucunement que celui-ci chercherait à faire la leçon à des spécialistes manifestement bien plus qualifiés que lui dans les différentes disciplines concernées. S'il dispose indéniablement d'une culture scientifique générale, renforcée par des travaux personnels dans des domaines aussi divers que les mathématiques, la physique, la biologie ou encore l'astronomie, et s'enquiert régulièrement de l'avis de son ami intime Carl Schorlemmer, professeur de chimie à Manchester, il n'entend nullement produire lui-même une analyse globale qui viendrait résoudre tous les problèmes à la place des chercheurs. Partant des grandes découvertes de son temps – dont les trois plus importantes sont, à ses yeux, la transformation de l'énergie, la cellule organique et l'évolution des espèces –, il considère bien plutôt que ce sont elles qui mettent pour ainsi dire la dialectique à l'ordre du jour, même si leurs auteurs ne s'en rendent pas toujours compte. À ce titre, l'étude qu'il entend mener apparaît plutôt comme un raccourci permettant d'abréger le « processus long » et « pénible » de sortie de la métaphysique dans lequel les sciences de la nature se sont, par elles-mêmes, déjà engagées.

Quelle dialectique ?

   Cependant, la thèse d'après laquelle la dialectique constituerait un instrument théorique utile pour les scientifiques dans le cadre de leur propre pratique ne suffit pas à elle seule à résoudre ce qui constitue sans doute la difficulté majeure de ces manuscrits, à savoir la question du sens qu'il convient de conférer à la notion de dialectique elle-même. Sous la plume d'Engels, elle renvoie d'abord très clairement à une méthode directement opposée au mode de pensée métaphysique. Pour reprendre une distinction clairement énoncée dans le Ludwig Feuerbach en 1886, Engels considère que la métaphysique « s'occupait de préférence de l'étude des choses considérées en tant qu'objets fixes donnés » tandis que la dialectique se consacre à l'analyse des « processus ».

               À ce titre, la dialectique n'a rien d'une nouveauté, elle est même plus ancienne encore que la méthode métaphysique, dans la mesure où il est possible de la voir à l’œuvre, sous une forme certes encore rudimentaire, dans la philosophie grecque de l'Antiquité. C'est cette idée qui permet à Engels d'identifier un décrochage entre le considérable progrès des sciences à partir de la Renaissance et la conception générale qui les sous-tend, fondée sur l'idée d'une immuabilité absolue de la nature, dans laquelle il identifie une notable régression. En la matière, il faut attendre la deuxième moitié du XVIIIe siècle pour voir s'amorcer un important renversement, qui se joue avant tout sur le terrain philosophique. La première brèche est ouverte par Kant qui, dans son Histoire générale de la nature de 1755, montre plusieurs années avant Laplace que le système solaire est « le résultat d'un devenir dans le temps ». Mais c'est surtout, par la suite, avec Hegel que la dialectique elle-même, en tant que méthode, fait véritablement l'objet d'un traitement approfondi. Pour autant, si la pertinence des analyses développées dans la Science de la logique mais aussi, souvent, dans la Philosophie de la nature de Hegel est régulièrement soulignée par Engels, il n'est pas question pour lui de les reprendre telles quelles. Dans son système idéaliste, les lois de la dialectique sont « imposées d'en haut à la nature et à l'histoire comme des lois de la pensée au lieu d'en être déduites » ; de ce point de vue, Hegel procède à l'envers.

               Reste à savoir à quoi l'on aboutit lorsque l'on remet sur ses pieds cette dialectique hégélienne qui marche sur la tête. La définition qu'en donne Engels dans le Ludwig Feuerbach peut sembler très ambitieuse : la dialectique matérialiste telle qu'il la conçoit est « la science générale de tout mouvement, tant du monde extérieur que de la pensée humaine ». Elle s'accompagne de l'idée qu'existent plusieurs lois universelles dont il serait possible de retrouver la trace dans la nature, l'histoire et la pensée. Dans un fragment de 1879, Engels affirme qu'elles sont pour l'essentiel au nombre de trois : « la loi du passage de la quantité à la qualité et inversement ; la loi de l'interpénétration des contraires ; la loi de la négation de la négation ». Le statut exact de ces lois n'a rien d'évident et Engels ne précise pas véritablement quel usage il convient d'en faire. Là encore, il ne faut pas perdre de vue le caractère inachevé de son entreprise.

               Cependant, un point semble dépourvu d'ambiguïté : la fonction de ces lois ne peut pas être de servir de base à l'édification d'une nouvelle philosophie de la nature qui aurait vocation à constituer le couronnement des sciences particulières. Si les philosophies de la nature ont pu avoir d'immenses mérites par le passé, il n'est plus question d'y revenir. Il s'agit bien plutôt, comme Engels l'affirme dans le Ludwig Feuerbach, « d'interpréter les résultats de l'étude de la nature dialectiquement » en se plaçant au cœur même de la pratique scientifique. À l'inverse, toute tentative visant à ressusciter une philosophie de la nature séparée « ne serait pas seulement superflue, elle serait une régression ».

                                                        * * * 

S'il y a lieu de considérer que certaines formules utilisées par Engels pouvaient facilement prêter le flanc, une fois sorties de leur contexte d'élaboration, à une interprétation dogmatique regrettable, ses analyses consacrées à la dialectique de la nature ne méritent peut-être donc pas le discrédit dont elles font encore largement l'objet aujourd'hui. Engels était d'ailleurs parfaitement conscient du long travail qu'aurait nécessité la mise au clair de bien des points contenus dans ces manuscrits, et qu'il n'a finalement jamais pu mener à bien. De fait, au cours des dernières décennies, certains scientifiques ont pu trouver dans la Dialectique de la nature des réflexions utiles pour leur propre recherche. L'un des plus célèbres exemples est sans nul doute le paléontologue Stephen Jay Gould, à l'origine de la théorie des équilibres ponctués, qui ne faisait pas mystère de son admiration pour Engels. Dans ce contexte, on peut considérer que le dialogue que le philosophe Lucien Sève, récemment disparu, avait cherché à nouer sur le sujet avec des chercheurs de différentes disciplines des sciences de la nature constituait une initiative extrêmement salutaire.

  Ajoutons pour conclure que, dans un contexte où la réflexion sur la question écologique connaît un foisonnant développement, certaines analyses d'Engels contenues dans les manuscrits de la Dialectique de la nature pourraient bien s'avérer d'une actualité surprenante. Dans un fragment de 1876, il affirmait ainsi : « Vis-à-vis de la nature comme de la société, on ne considère principalement, dans le mode de production actuel, que le résultat le plus proche, le plus tangible ; et ensuite on s'étonne encore que les conséquences lointaines des actions visant à ce résultat immédiat soient tout autres, le plus souvent tout à fait opposées ». La leçon vaut sans doute encore en ce début de XXIe siècle.

 

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