MOLCER 1, Jean-Numa Ducange 

Les dernières années de la vie de Friedrich Engels sont aussi celles au cours desquelles le socialisme français prend de l’ampleur. Bien évidemment, il existe des socialistes et des formes diverses de socialisme en France depuis les années 1830. Mais, avec notamment la création du premier Parti ouvrier (1879-1882), le socialisme sous la forme de politique fait des pas décisifs au début des années 1890. Paul Lafargue, le gendre de Marx, est élu député de Lille en 1891 lors d’une élection partielle. Deux ans plus tard, en 1893, les députés socialistes font une entrée remarquée à l’Assemblée. Jean Jaurès, jusqu’ici républicain plutôt modéré, est élu pour la première fois sur un programme socialiste, tandis que Jules Guesde, un des principaux introducteurs du marxisme en France (il a co-rédigé les « considérants » du parti ouvrier sur recommandation de Karl Marx lui-même) effectue son premier mandat comme député de Roubaix-Wattrelos. Il n’existe pas alors de parti socialiste unifié, situation qui perdure jusqu’en 1905. Mais malgré cet éclatement, l’influence du socialisme grandit. Ces années sont décisives pour l’histoire du mouvement ouvrier français et, de fait, par rapport à Marx, Engels assiste à une période décisive de l’histoire de France qui voit la mise en place d’institutions républicaines, dont certaines demeurent encore aujourd’hui centrales dans le système politique. D’où l’importance, et la spécificité, de ses analyses par rapport à celles de Marx.
Les appréciations de Friedrich Engels sur le socialisme français ont déjà été étudiées par plusieurs chercheurs , mais la publication récente dans les Œuvres complètes de Marx et Engels (« MEGA » Marx Engels Gesamtausgabe) de la totalité des textes écrits entre 1891 et 1895 nous permet de préciser plusieurs points. Une des principales questions, encore posée de nos jours dans les programmes scolaires à propos de cette période (et qui fait encore l’objet de recherches et débats entre historiens) est de comprendre pourquoi et comment la République et la tradition républicaine se sont finalement imposées à la fin du XIXe siècle en France, et de quelle manière.

Engels et l’évolution politique de la France
Pendant ces années, Engels rédige de nombreuses préfaces et de brefs textes avec pour objectif de diffuser et populariser ses thèses, ainsi que celles de Marx, dans le mouvement socialiste européen. La France occupe dans ce cadre une place tout particulièrement importante. Dans un des volumes de la MEGA, le premier et le dernier texte qu’Engels signe sont consacrés pour une large part à la France et à son histoire révolutionnaire. Dans les deux cas il s’agit d’une préface à un ouvrage de Karl Marx : en 1891, une préface à la Guerre civile en France et en 1895 une préface aux Luttes de classes en France en 1848-1850. Parallèlement, dans sa correspondance, notamment avec Paul et Laura Lafargue, l’évolution de la politique française occupe chez lui une place essentielle. Engels, comme Marx, maîtrise très bien la langue française, qui lui sert d’ailleurs de langue de communication la plupart du temps avec d’autres pays latins : ainsi Engels rédige en français des préfaces pour les éditions italiennes et espagnoles. Il publie également des textes courts destinés au mouvement socialiste français, directement dans la langue de Molière. (par exemple, en 1892 : « Aux ouvriers français à l’occasion du vingt et unième anniversaire de la Commune de Paris ». ) 
Engels affirme à plusieurs reprises combien la période révolutionnaire et napoléonienne française (1789-1815) a montré la voie du développement du capitalisme au XIXe siècle non seulement pour la France, mais pour de nombreux pays. Symptomatique est son introduction à l’édition anglaise (1892) de « Socialism : utopian and scientific » (Socialisme utopique et socialisme scientifique) où il le développe avec une clarté toute particulière : « En France, la Révolution constitua une rupture complète avec la tradition du passé », prenant l’exemple du Code civil napoléonien et de son exemplarité à l’échelle internationale. 
Engels peut se montrer très sévère sur le personnel politique républicain touché par les affaires, comme au moment du scandale de Panama. Il critique alors sans concession dans un article d’actualité la « République bourgeoise opportuniste et radicale » (Vorwärts, 13 janvier 1893). Engels suit l’actualité et rédige de nombreuses contributions de politique immédiate. A cette occasion, il identifie certains traits structurels de la vie politique française, comme le « néo-bonapartisme » et la tentation pour le sauveur suprême qui se manifeste au moment de plusieurs crises politiques, notamment lors de la crise dite « boulangiste » : en 1889 l’ancien ministre de l’armée Boulanger avait tenté un coup d’État contre la République appuyée par l’extrême-droite. Engels condamne alors fermement les socialistes français qui voient dans le général contestataire une première étape vers la révolution prolétarienne. Cette crise l’amène à des jugements parfois très durs sur la fraction du peuple parisien tentée par un nouveau Bonaparte ; sévérité d’autant plus forte qu’elle signifie pour lui que ce mouvement détourne les ouvriers de l’authentique tradition républicaine et révolutionnaire.

L’appréciation de la consolidation de la République en France. 
L’admiration pour le passé révolutionnaire côtoie donc une certaine déception à l’égard de la politique des socialistes français. Attardons nous désormais sur un point historique essentiel : pourquoi et comment les républicains se sont imposés en France et comment Engels a jugé ce fait historique de première importance ? Rappelons brièvement quelques éléments historiques : en 1870 la République est proclamée, en 1871 l’insurrection de la Commune est écrasée, une majorité monarchiste se dégage et il faut attendre 1879 pour qu’une majorité républicaine se dessine clairement. Puis la République est confrontée à de nombreux scandales et crises dans les années 1880-1890, qui laissent penser qu’un renversement du régime est possible. 
Avant 1891, on relève une constante dans la plupart des écrits d’Engels (comme de Marx) : la forme de la République – en France comme en Allemagne – est la forme la plus adaptée à la lutte de classes, elle permet de faire apparaître nettement les antagonismes de classes. Il s’agit du meilleur cadre où la bourgeoisie et le prolétariat peuvent s’affronter. Pourtant, dans certains articles, il apparaît parfois qu’Engels se soucie peu de la différence entre République et monarchie. Par exemple, dans un article du Volksstaat du 15 janvier 1873, il affirme que la différence entre « république et monarchie » lui importe peu. Mais en 1873 la République est alors dirigée par une majorité très conservatrice et antirépublicaine. La République semble être devenue un vain mot, presque une farce : il est logique qu’Engels ait pu alors considérer cette bataille sur la forme politique comme secondaire. 
Rapidement Engels se montre néanmoins sensible aux bouleversements politiques progressifs qui affectent la majorité de la population française, c’est-à-dire la paysannerie soulignant, dans une lettre à Becker du 11 janvier 1878 l’importance de la « débonapartisation et de la républicanisation des paysans ». De même, à la suite de la crise du 16 mai 1877, qui montre la possibilité d’une restauration monarchique, Engels souligne la position populaire en faveur du « maintien de la République ». Dans le même ordre d’idées, Engels en vient à considérer le poids des socialistes dans le cadre républicain comme un élément essentiel. Dans une lettre adressée à Bernstein le 24 février 1886 il considère que l’élection des premiers élus ouvriers un « événement historique de grande importance ».
Engels approfondit sa réflexion sur le sujet.  Dans sa préface à la Guerre civile en France (écrit par Marx en 1871) comme dans plusieurs textes, il réaffirme avec vigueur le caractère de classe de l’État : « en réalité, l’État n’est rien d’autre qu’une machine pour l’oppression d’une classe par une autre, et cela, tout autant dans la République démocratique que dans la monarchie (…) ». Il a là en tête la « République » de Thiers et Mac-Mahon, étroitement conservatrice. Mais dans La critique du programme d’Erfurt (texte de 1891 mais publié post-mortem en 1901) Engels considère clairement la République comme une forme plus avancée et nécessaire : « le prolétariat ne peut utiliser que la forme de la République une et indivisible ». Surtout, il affine son propos : il considère que l’État centralisateur bonapartiste prolonge la tradition monarchique alors que l’expérience de la Première République (1792-1798) montre que l’on pouvait valoriser l’autonomie des communes contre l’État bourgeois. Engels effectue cette relecture en lien avec la réédition du texte de Marx sur la Commune de Paris. La Première République a développé des formes non autoritaires de démocratie radicale, dans lesquelles il voit la matrice de la « dictature du prolétariat ». Plusieurs historiens (Claude Mainfroy et Jacques Texier) ont pointé l’importance de cette « rectification » par rapport au Marx du 18 Brumaire de Louis Bonaparte. Marx, en 1852, jugeait (comme Tocqueville au même moment mais pour des raisons politiques diamétralement opposées) en effet que la Révolution française et l’Empire avaient d’un seul bloc consolidé la croissance de l’État monarchique puis bourgeois. 
Certes, Engels n’a publié aucun texte définissant avec précision ce changement de perspective par rapport à Marx ; mais il est évident qu’il affine son appréciation de la tradition républicaine française, dont l’origine (1792-1798) lui apparaît désormais comme pleinement positive. L’évolution politique de la Troisième République a probablement incité Engels à aller dans ce sens. La lecture de ses correspondances le montre assez nettement. Certes, Engels se méfie toujours du risque réel de dissoudre le socialisme ouvrier dans le républicanisme bourgeois. Ainsi écrit-il à Victor Adler le 17 juillet 1894 : 

« Je leur (les socialistes français) ait dit aussi : la fusion avec les nouveaux socialistes  – au lieu d’une simple alliance – était peut-être un destin inévitable. Mais alors, ne perdez pas de vue qu’il y a des éléments bourgeois avec lesquels vous pouvez entrer en conflit de principe et qu’une séparation peut donc devenir inévitable ». 

Mais quelques mois plus tard il exprime à Laura Lafargue le 19 janvier 1895 une certaine confiance dans les députés socialistes français : 
« En tout cas, nos 50 députés socialistes français ont le vent en poupe. En moins de dix-huit mois, ils ont renversé trois ministères et un président. Cela montre ce que peut faire une minorité socialiste dans un parlement qui, en France comme en Angleterre, est vraiment le pouvoir suprême du pays. Nos amis d’Allemagne ne peuvent acquérir un pouvoir semblable que par une révolution (…)  ». 

Bien sûr, Engels ne s’adresse pas de la même manière aux Allemands qu’aux Français, avec qui il poursuit des objectifs stratégiques différents. Et s’il ne formule aucune définition précise du rôle du parlementarisme dans le mouvement ouvrier, tout semble indiquer une prise en compte plus importante du jeu parlementaire et électoral, évolution encore plus nette dans son fameux dernier texte « testament », l’introduction aux Luttes de classes en France en 1895.
Les acquis républicains ont bien contribué à redéfinir les perspectives stratégiques et politiques d’Engels. Renonce-t-il pour autant à la voie de la rupture révolutionnaire au profit d’une perspective par étape pour aller vers le socialisme ? Nous sommes ici au cœur d’un enjeu décisif pour comprendre des débats brûlants dans le mouvement ouvrier, d’Engels à aujourd’hui. Avant d’y revenir, un détour est nécessaire sur un combat majeur d’Engels pendant la même période, qu’il est impossible d’esquiver : l’implantation et la diffusion du marxisme militant.

Pénétration et vulgarisation du marxisme en France
 Qui a lu les textes d’Engels à cette époque en France, et quelle influence ont-ils ? Trop souvent les spécialistes du marxisme ont négligé cette question, en proposant des études parfois très internes des textes. Engels écrit aussi, et peut-être avant tout, pour un public de militants ouvriers.
 Tout d’abord (c’est là un apport important des textes réunis dans la MEGA) on ne peut que constater l’importance des traductions de ses textes, relus et corrigés par Engels lui-même. C’est le cas par exemple de Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophe classique allemande, parmi d’autres. 
Certains ont insisté sur la pauvreté du marxisme français de cette époque, parfois qualifié de « marxisme introuvable ». De fait Engels est lui-même souvent mécontent de l’attitude de certains de ses alliés français. Mais il faut nuancer cela par le fait que, malgré tout, Engels estime qu’une personnalité comme Jules Guesde permet de faire avancer la cause du socialisme en France. D’autre part, même s’il faut attendre les années 1920-1930 pour que les textes de Marx et Engels soient bien diffusés en France, une étude attentive permet de voir que, malgré tout, de nombreux textes ont été traduits pendant cette période. (voir annexe à cet article). 
Bien évidemment, cela ne signifie pas que ces textes ont été très lus et propagés par les marxistes français. Mais il faut s’entendre sur ce que l’on considère comme « marxisme ». L’historien Georges Haupt incitait dans les années 1970 à étudier l’histoire des emplois du terme « marxisme » dans un contexte politique donné, ce que ce mot désigne au moment de son apparition et son écho auprès d'un large public, donc au-delà des seuls débats théoriques… entre théoriciens ! En résumé, Haupt incitait à comprendre sa pénétration – réelle ou non – à une plus large échelle. Or ce « marxisme » est très lié à un texte important d’Engels, l’Anti-Dühring, publié pour la première fois en 1878 et dont des extraits significatifs sont traduits pendant les années 1880-1890 en français. L’objectif de cet ouvrage était de rassembler en quelques formules simples une sorte de manuel marxiste, en proposant une dialectique simplifiée et systématique, adaptée aux usages militants.
Certes le « marxisme » des partis est une construction historique dont il est facile d’en montrer la pauvreté par bien des aspects. Mais en tant que référence centrale d’une organisation politique, il joue un rôle spécifique qu’il faut prendre au sérieux pour mieux comprendre sa diffusion dans l’environnement politique et social où il évolue. Il faut souligner l’importance des revues, des conférences orales dans le cadre de formation politique, ou encore des petits brochures et almanachs ouvriers (dans lesquels Engels a régulièrement publié des textes courts destinés aux militants). Toutes sortes de formes brèves de l’imprimé où a été diffusée une certaine vision du monde influencée par le marxisme, par exemple une lecture “classiste” des rapports sociaux et politiques en insistant sur le rôle central de la lutte des classes ou sur le mécanisme d’extorsion de la plus-value capitaliste. Cela ne signifie pas que les textes de Marx et Engels sont très lus ou connus : mais toute une série de formules, de citations, de résumés ont permis à des franges militantes et sympathisantes du mouvement socialiste de connaître quelques rudiments de marxisme. Engels a incontestablement pendant cette période contribué à ce phénomène. C’est là une partie importante et implicite de son « testament ». 
A noter que certaines spécificités du marxisme « à la française » ont pu même se développer contre Engels, par exemple sur la question agraire. Pour lui, la petite propriété « périt irrémédiablement » et les positions favorables des socialistes français à l’égard des petits propriétaires paysans constituent une faute politique. Pourtant, sur ce point, Engels semble avoir mal évalué l’évolution du capitalisme français ; celui-ci ne va pas faire disparaître la petite propriété paysanne et sa défense va être l’objet d’importants débats politiques. La tradition de la défense de la petite propriété paysanne sera un trait important du mouvement socialiste (et surtout communiste), ce qui déclenchera de nombreuses controverses avec les tenants de la collectivisation des terres sur le modèle soviétique. 

Mise en perspective des théories du vieil Engels 
Cette dernière remarque incite à formuler quelques remarques relatives à la postérité et l’héritage des textes d’Engels dans l’histoire du marxisme. 
Au sujet de l’évolution politique française, Engels hésite donc entre la défense des acquis républicains, auxquels sont attachés une bonne partie du peuple et des ouvriers, et le risque de voir se dissoudre l’identité du socialisme dans le républicanisme bourgeois. Ses plus proches amis, Guesde et Lafargue, restent le plus souvent très hostiles aux républicains modérés ; mais leur sectarisme ou aventurisme est souvent – et significativement – critiqué durement par Engels. 
Dans l’histoire de la social-démocratie allemande, la défense de l’héritage révolutionnaire français, thème privilégié d’Engels, demeure longtemps un enjeu d’une brûlante actualité. En 1913, lorsque les autorités du Reich allemand célèbrent le centenaire de la bataille des nations de Leipzig (1813, le soulèvement des Allemands contre l’occupation napoléonienne) comme moment historique essentiel de la nation allemande, les sociaux-démocrates, dont certains furent des proches d’Engels, hésitent sur le sens à donner à cette commémoration. D’un côté il est impossible de ne pas saluer le soulèvement populaire de 1813 contre l’envahisseur ; en même temps l’occupation napoléonienne a permis de déblayer le terrain pour le développement économique voire politique de l’Allemagne. Et derrière la condamnation de Napoléon pointe souvent celle de la tradition révolutionnaire française à laquelle de nombreux marxistes demeurent alors attachés…
Quelques mots s’imposent à propos de la dite tradition révolutionnaire. Le tout dernier texte d’Engels, l’introduction aux Luttes des classes en France de 1848-1850 de Marx, a été cité pendant des décennies comme son « testament politique ». Il a suscité de très nombreux débats, avant tout en Allemagne. La première publication de ce texte a été tronquée et falsifiée. Certains y ont vu une anticipation du réformisme politique, qui aurait été développé ensuite par des socialistes comme Eduard Bernstein ou Jean Jaurès. Engels renoncerait à une définition simple de l’État comme État de classe pour voir dans l’État un des lieux de l’affrontement des classes. D’importantes contributions du « marxisme occidental » ont insisté sur cet aspect, souvent en opposant ce « vieil Engels » à un Marx davantage révolutionnaire. 
Pour beaucoup de commentateurs, Friedrich Engels serait de facto à l’origine de la social-démocratie réformiste (Engels affirme par exemple : « La rébellion d'ancien style, le combat sur les barricades, qui, jusqu'à 1848, avait partout été décisif, était considérablement dépassé »). D’autres ont insisté sur le caractère très conjoncturel sur cette intervention d’Engels, d’autant que le texte d’origine n’a été publié que bien après sa mort. La MEGA souligne à juste titre sur le fait qu’Engels lui-même n’avait nullement l’intention d’en faire un « testament », et qu’il avait bien d’autres projets parallèlement. Il s’agit bien d’une préface liée à l’évolution conjoncturelle de la politique ouest-européenne (notamment le renforcement du Parti social-démocrate allemand dans le cadre légal), non d’un « testament » fixé une fois pour toute. 
Que pouvons-nous retenir finalement de cette introduction de 1895 ? Le texte montre bien une inflexion : il n’est plus possible de prôner la révolution et une démarche insurrectionnelle en toute circonstance. Bien sûr, l’évolution de la politique allemande a pesé, notamment le renforcement du Parti social-démocrate. Mais son appréciation de la politique française l’a aussi mené à ce constat : Engels reconnaît presque explicitement les succès de la Troisième République et les nécessités qui s’imposent au mouvement socialiste dans ce nouveau cadre. Engels ne défend pourtant pas une simple voie étapiste et modérée ; il ne renonce nullement à la lutte idéologique, à la diffusion des textes marxistes pour analyser l’histoire et le temps présent. C’est même là, nous l’avons vu, une de ses tâches primordiales. Tout en maintenant sa fidélité à l’analyse marxiste, Engels pense que les nouveaux développements du mouvement ouvrier ne passeront plus nécessairement par une voie insurrectionnelle et violente comme par le passé. Engels n’invente pas ici une voie sociale-démocrate « modérée » comme l’affirmeront plus tard après sa mort nombre d’antimarxistes et anticommunistes. Il renouvelle en réalité l’analyse marxiste de la politique et de l’État. En insistant sur les lutte à plus long terme, sur la nécessité de conquérir des positions partielles dans un cadre politique parlementaire ou semi-parlementaire – notamment et tout particulièrement républicain – Engels ouvre une voie de réflexion que vont développer d’autres marxistes comme Karl Kautsky, Jean Jaurès, Otto Bauer, Antonio Gramsci, parmi d’autres.
Explorer cette longue tradition mériterait de plus amples développements. Contentons-nous de remarques conclusives. Kautsky a publié un texte important et relativement méconnu, Parlementarisme et socialisme dont la première édition remonte à 1893, où est développée l’importance de la question parlementaire, contre les insuffisances de la « démocratie directe » alors prônée par certains militants. Il est exactement contemporain des textes d’Engels que nous avons étudiés. Il montre bien l’intégration à la réflexion marxiste de la question des institutions issues de la tradition républicaine, et donc du rôle contradictoire de l’État en régime capitaliste. Kautsky développera également dans sa revue Die Neue Zeit une série d’articles sur « République et social-démocratie » où il opère une distinction claire entre la Première et la Troisième République française. Et malgré leurs divergences d’appréciations, Jean Jaurès, un des hommes clefs de l’unification des socialistes en 1905, développe des thématiques proches de celles de Kautsky, en s’appuyant là encore sur le dernier Engels. 
Bien que les conditions des vingtième et vingt-et-unième siècles diffèrent radicalement du temps d’Engels, chaque génération gagne dans tous les cas à méditer ses intuitions finales des années 1891-1895, formulées notamment à la lumière de l’actualité française. 

Annexe : liste des principaux textes de Marx et Engels parus en France 1891-1895

Marx, Le 18 Brumaire de Louis Bonaparte (1891, dans le journal Le socialiste puis sous forme de livre : Imprimerie ouvrière) 
Engels, « Capital et salaire » (1891, Le socialiste et 1892, Almanach de la question sociale et de la libre pensée). 
Engels, « Le socialisme en Allemagne » (1891, Almanach du Parti ouvrier)
Engels, « L’anarchie. Entrevue avec le socialiste allemand Engels » (6 avril 1892, L’Éclair).
Engels, « Trois grandes batailles de la bourgeoisie contre la féodalité » (Le socialiste, 4-11-25 décembre 1892 extrait de la préface anglaise à Socialism : utopian and scientific)
Engels, « Conversation avec Frédéric Engels », (Le Figaro, repris dans Le socialiste, 20 mai 1893)
Engels, « F. Engels et les élections allemandes. Interview publié par le Daily Chronicle » (Le socialiste, 15 juillet 1893).
Engels, « Barbarie et civilisation » (L’Ère nouvelle, 1 juillet 1893 puis en livre la même année ; dernier chapitre de L’origine de la famille, de la propriété privée et de l’État qui paraît la même année aux éditions G. Carré). « Origine et développement de l’État athénien » (L’Ère nouvelle, 1er août 1893, chapitre V de L’origine…)
Marx, Le Capital (extraits choisis par Paul Lafargue, Guillaumin, 1894).
Engels, Ludwig Feuerbach et la fin de la philosophie classique allemande (L’Ère nouvelle, avril-mai 1894).
Marx, « Discours sur la question du libre-échange » (L’Ère nouvelle, juin 1894, repris dans Le Socialiste, 23 juin – 7 juillet 1894).
Marx, « Une lettre de Karl Marx. Remarques critiques sur le programme socialiste » (Revue d’économie politique, T. VIII, septembre-octobre 1893). Première traduction de la Critique du programme de Gotha.
Marx, Engels, Manifeste du Parti communiste (Ère nouvelle, 1895. Première publication sous forme de livre).
Engels, « Contribution à l’histoire du christianisme primitif » (Le Devenir social, avril-mai 1895).
Marx, Critique de la philosophie du droit de Hegel (Le Devenir social, septembre 1895 puis sous forme de livre Giard et Brière 1895).
Engels, « Complément et supplément au IIIe livre du Capital » (Le Devenir social, novembre 1895).
Engels, « Préface aux Luttes de classes en France de K. Marx » (La jeunesse socialiste, juillet 1895)
Engels, « Extrait du Livre III du Capital » (La jeunesse socialiste, juillet-août 1895).


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