MOLCER 7, Jean-Pierre Plisson. La division de l’Allemagne en deux comme punition aux crimes du nazisme, ne pouvait tenir longtemps du fait qu’elle supposait que le peuple allemand accepte de ne plus être une nation souveraine. Les évènements du printemps 1953 ont remis brutalement en cause ce mauvais calcul, expliquant sans doute pourquoi depuis la chute du mur de Berlin (9.11.1989) tous les discours officiels ne leur accordent que le droit d’être un « témoin » parmi d’autres de l’histoire de l’Allemagne, simple date anniversaire à la gloire de la stabilité retrouvée. Pour nous, il nous paraît au contraire indispensable de remettre ces évènements en lumière, à leur vraie place.
Il y a soixante-dix ans, après une Deuxième Guerre mondiale encore plus meurtrière que la précédente (50 millions de morts), les quatre puissances « alliées » qui en sortent « victorieuses » se répartissent des zones d’influence dans le monde. Les Etats-Unis, la Grande-Bretagne, la France et l’URSS signent les accords de Yalta (Crimée, 11.2.1945) avant même la capitulation de l’Allemagne (Berlin, 8.5.1945). Ces accords entérinés à la conférence de Potsdam (sud-ouest de Berlin, 17.7-2.8.1945) accordent à Staline la partie est-orientale de l’Europe. Enclave dans la moitié Est d’une Allemagne divisée en quatre, Berlin est elle-même divisée en quatre zones d’occupation. Alors que la volonté de Staline est d’établir des « démocraties populaires » conservant les caractères capitalistes des pays sous son contrôle, celui-ci est très vite confronté aux tensions inhérentes à la différence du régime social de l’URSS avec celui de ses « alliés ». Le 24 juin 1948 et pendant onze mois, Staline décide un blocus, qui coupe sa zone d’influence du reste du monde. Les zones d’occupation occidentales de la ville sont alors ravitaillées par un pont aérien anglo-américain. La « République fédérale d’Allemagne » (RFA, capitale Bonn) est constituée le 8 mai 1949. La partie Est de Berlin devient la capitale de la « République démocratique allemande » (RDA, le 30 mai) dont l’économie socialisée sur le modèle de l’URSS, est dirigée par un parti unique, le « parti socialiste unifié d’Allemagne » (SED), fusion du « parti socialiste allemand » (SPD) et du « parti communiste d’Allemagne » (KPD) reconstruits rapidement par les militants, dépendant étroitement du « grand-frère » russe. Mais les pénuries alimentaires et le faible niveau des salaires (travail payé à la pièce et primes, dans le cadre de conventions collectives imposées) poussent la population à fuir massivement vers l’Ouest. Pour éviter l’effondrement social et politique, les autorités feront construire un mur (13.8.1961) coupant la ville puis toute la RDA et sa population en deux pendant vingt-huit ans. Mais le « mur de la honte », en cette période de « coexistence pacifique » entre les dits « bloc occidental » et « bloc oriental » niant les antagonismes de classes, ne tiendra pas dans le temps. Et c’est à Berlin, ce « sismographe unique enregistrant chaque secousse dans les rapports Est-Ouest » que va se produire la première fracture dans ce « bloc oriental » entre les travailleurs et ses dirigeants.
Montée de la vague
En 1945, l’Allemagne est exsangue. Berlin, détruite aux deux-tiers par la guerre, doit être reconstruite au plus vite. Le plan quinquennal actif en juin 1951, mis en place en vue d’une « construction accélérée du socialisme », impose des conditions très dures aux travailleurs. Le 5 mars 1953, la mort de Staline ébranle tout le système « soviétique ». C’est dans ce contexte explosif qu’en mai, le gouvernement Grotewohl-Ulbricht (ce dernier sera le concepteur du mur) décide de relever les normes de productivité de 10% sans augmentation de salaire, et même d’encourager des augmentations « volontaires » de ces normes jusqu’à 20 à 40%. Le mécontentement va gagner alors tout le pays, jusqu’à prendre une forme insurrectionnelle.
Heinz Brandt, ex-membre du KPD ayant connu les camps d’Hitler, puis membre de la direction régionale de Berlin du SED, rendra compte des discussions instables en cette période au sein de son parti . Il évoque une soixantaine de grèves et des libérations de prisonniers politiques avant le 15 juin. Les premiers mouvements contre cette décision éclatent le 13 mai à Eisleben (où les porte-parole des ouvriers sont arrêtés par la police, puis relâchés après cinq heures de grève), le 1er juin à Chemnitz-Borna et Finsterwalde (grève), de nouveau le 4 juin à Eisleben (les ouvriers bloquent les accès avec des wagons vides, et décident de travailler selon l’ancienne norme), le 9 juin aux aciéries et laminoirs de Hennigsdorf (près de Tegel, au nord de Berlin), où 2 000 ouvriers se rebellent. Le service de sécurité d’Etat (SSD) arrête cinq des protestataires, puis les relâche le lendemain sous la pression de la grève. La hausse des normes est suspendue dans cette usine. A Apolda, des rassemblements spontanés de paysans s’en prennent à des cadres du SED, pour libérer ceux des leurs qui n’avaient pas rempli leurs quotas. A Brandenbourg, 800 personnes exigent la libération d’un prisonnier politique . Il est intéressant de constater que vu l’ampleur de la vague qui se prépare, le quotidien du SED Neues Deutschland est contraint d’ouvrir prudemment quelques fenêtres et de donner certaines informations très révélatrices du climat social. Le 2 juin, il relate une altercation assez vive avec les ouvriers dans une fonderie du quartier berlinois de Lichtenberg. Le 7 juin, la direction du SED à Magdebourg est critiquée ouvertement par la rédaction de ce même journal, pour n’avoir pas été à la hauteur au cours de « discussions violentes dans les ateliers ». Le 14 juin, il informe encore qu’une grève a eu lieu le 28 mai à Berlin chez les charpentiers du chantier G-Nord de la Stalinallee (ancienne Frankfurter Strasse et future Karl-Marx-Allee) aux gigantesques chantiers de reconstruction de Friedrichshain, suivie le 12 juin d’une grève au chantier C-Sud . Le fond de l’air est chargé de cet esprit de liberté qui précède et accompagne tout mouvement social d’ampleur.
L’« explosion » du 16 juin
Le 16 juin 1953 à Berlin, après le passage le matin d’un membre de la direction du bâtiment qui leur demande de travailler encore plus « pour avoir plus tard une existence plus humaine », soixante-dix maçons du « bloc 40 » de la Stalinallee, débrayent dès 7 heures, se rassemblent sur la Strausbergerplatz et marchent vers l’Alexanderplatz (centre de Berlin-est) avec le mot d’ordre : « Non à la hausse des normes ! ». Le long de la manifestation, tous les chantiers de construction sont arrêtés. Rejoints par leurs camarades des aciéries Bergmann-Borsig de Hennigsdorf, leurs rangs s’étoffent en passant par le Lustgarten, la large avenue Unter den Linden et la Wilhelmstrasse. Ils se retrouvent ainsi à près de 20 000 sur la Leipzigerplatz, devant la Maison des ministères, criant : « Nous en avons assez ! Nous voulons du pain et la liberté ! Nous sommes des ouvriers, pas des esclaves ! Baisse des normes de travail ! ». Les dirigeants attendus par les ouvriers n’osent pas se montrer. Seul le ministre de l’industrie Fritz Selbmann monte sur une petite table pour faire un timide mea-culpa sur les normes. Il est vite bousculé par un ouvrier qui lui dit son fait : « Nous ne sommes pas seulement de l’allée Staline, nous sommes de tout Berlin ! Nous sommes contre les normes dans tout Berlin et dans toute l’Allemagne ! ». Un autre manifestant ajoute : « Nous voulons être libres. Il s’agit d’un soulèvement populaire. Nous voulons des élections libres à bulletins secrets ! ». Selbmann disparaît sous les huées : « Va-t-en ! Démission ! Allez-vous- en tous ! ». Des voitures officielles sont renversées. Les autorités suspendent dans la précipitation l’augmentation des normes, mais il est trop tard. La soupape ne fonctionne pas. Robert Havemann , scientifique connu membre du SED (ancien membre de la Chambre des représentants de RDA) veut alors dialoguer avec les manifestants en montant sur une voiture haut-parleur du SED. Ceux-ci l’interrompent et s’en emparent pour crier « Grève générale ! À bas le SED ! », dont beaucoup de manifestants sont membres. Devant la prison des femmes de Barnim, des milliers de personnes se rassemblent pour demander la libération immédiate des prisonnières...
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