MOLCER 7, Jean Quétier. Cet article entreprend de comparer les conceptions de Marx et de Lénine concernant le parti révolutionnaire. La thèse qui y est défendue est que la vision du parti exposée par Lénine dans Que faire ? marque, en dépit d'une inspiration commune, un triple infléchissement par rapport aux analyses de Marx, triple infléchissement qui peut à chaque fois être compris comme l'affirmation de la primauté de l'extériorité partisane sur la logique immanente du mouvement ouvrier. Premièrement, il y a extériorité de la théorie révolutionnaire, élaborée par les intellectuels bourgeois, par rapport aux ouvriers appelés à se l'assimiler. Deuxièmement, il y a extériorité de la lutte politique par rapport à la lutte économique. Troisièmement, il y a extériorité de l'organisation révolutionnaire elle-même par rapport au mouvement de masse du prolétariat.

    Il y a à première vue quelque chose de paradoxal à entreprendre de comparer les conceptions de Marx et de Lénine concernant le parti révolutionnaire. Ce paradoxe apparent tient notamment au fait qu'il est d'usage de considérer que Marx, à la différence de Lénine, n'a pas véritablement développé de théorie du parti. Cette distribution des rôles correspondant à une sorte de division du travail implicite a été largement popularisée par l'orthodoxie marxiste-léniniste, qui s'est même efforcée d'en rendre raison en renvoyant Marx aux limites constitutives de sa propre époque. On trouve un exemple particulièrement parlant de ce type de lecture chez Staline lui-même, qui affirme dans les Principes du léninisme que, contrairement à Lénine, Marx aurait vécu dans une période pré-révolutionnaire et pré-impérialiste dans laquelle « le Parti n'avait pas et ne pouvait pas avoir l'importance sérieuse et décisive qu'il a acquise par la suite au cours des batailles révolutionnaires ouvertes  ». S'il n'y a pas de théorie du parti chez Marx, toute tentative visant à comparer ses positions avec celles défendues par Lénine sur le sujet semble donc vouée à l'échec. En la matière, comme on le voit d'emblée, la prise de distance avec le discours traditionnel du marxisme-léninisme n'implique même pas d'affirmer l'existence d'une divergence entre les positions de Marx et celles de Lénine, elle se produit dès l'instant où l'on prend au sérieux l'idée qu'il existe une théorie du parti au sens fort du terme chez Marx lui-même.
    Il nous semble néanmoins possible et souhaitable de le faire en tenant compte de deux éléments mis en évidence par la recherche récente et qui, en l'occurrence, nous paraissent convergents. D'un côté, il y a lieu de considérer que, dans l’œuvre de Marx, l'importance de la question du parti est en réalité plus grande qu'on l'affirme habituellement . D'un autre côté, il paraît possible de relativiser la rupture que représentent les positions de Lénine par rapport au corpus marxiste de son temps, en réinscrivant les infléchissements qu'il fait subir à la théorie du parti dans le contexte spécifique de l'autocratie russe . Ces deux éléments nous semblent contribuer à rebattre les cartes et donner du sens à une analyse comparative. Sans prétendre la mener à bien de façon exhaustive, nous tâcherons d'en esquisser ici quelques traits saillants en nous concentrant sur les thèses exposées par Lénine dans Que faire ? en 1902. L'hypothèse qui est la nôtre est que, si Marx et Lénine partent bien de prémisses communes, leurs positions divergent sur trois grandes questions : celle de la théorie révolutionnaire, celle de la lutte politique et celle de la conspiration.

    Parti révolutionnaire et théorie révolutionnaire
    La question du rôle joué par la théorie dans la constitution d'un parti révolutionnaire digne de ce nom constitue assurément un point d'accord entre Marx et Lénine. L'un comme l'autre sont en effet convaincus qu'une action politique efficace ne saurait être conduite à l'aveugle et requiert la fidélité à un certain nombre de principes fondamentaux. En la matière, la formule de Lénine est célèbre : « Sans théorie révolutionnaire, pas de mouvement révolutionnaire  ». Et elle a justement vocation à donner raison à Marx contre toutes les tentatives visant à opposer à cette théorie révolutionnaire une forme d'éclectisme incohérent, qui ne peut que conduire le parti à se fourvoyer. Lénine cite d'ailleurs, dans ce même passage de Que faire ?, un extrait de la lettre adressée par Marx à Wilhelm Bracke le 5 mai 1875 au moment du congrès d'unification de la social-démocratie allemande à Gotha, qui va tout à fait dans le même sens. Favorable à un simple accord en vue de l'action entre le Parti ouvrier social-démocrate (SDAP) et l'Association générale des travailleurs allemands (ADAV), Marx affirmait en effet qu' « en rédigeant un programme de principes (au lieu de remettre cela à plus tard, après l'avoir préparé par une activité commune plus longue), on pose aux yeux du monde entier des jalons d'après lesquels mesurer le niveau du parti  ».  
    Toutefois, en dépit de ce point de départ commun, la position défendue par Lénine se distingue de celle de Marx par le fait qu'il interprète tout déficit en la matière comme la manifestation de ce qu'il appelle le culte du spontané. En effet, alors que chez Marx l'importance accordée à la théorie dans l'activité du parti révolutionnaire n'implique aucune forme de défiance à l'égard de la capacité de la classe ouvrière à être l'autrice de cette même théorie, elle débouche chez Lénine sur l'idée selon laquelle la source de cette théorie est fondamentalement extérieure aux masses elles-mêmes. Sur ce point, tout porte à croire que la thèse de Lénine est tributaire de l'interprétation faite quelques années plus tôt par Karl Kautsky du thème de la « fusion du mouvement ouvrier et du socialisme  ». Pour Kautsky, en effet, la conscience socialiste est « quelque chose qui est introduit dans la lutte de classe du prolétariat depuis l'extérieur  », c'est-à-dire par ceux qui ont le temps et le loisir de se livrer à la réflexion théorique, à savoir les intellectuels bourgeois.
    Sur ce point, Lénine est en accord fondamental avec Kautsky et considère que la classe ouvrière, si elle est en mesure d'assimiler aisément la théorie socialiste, n'est pas pour autant en mesure de la produire par ses propres forces. Pour le dire autrement, « la classe ouvrière va spontanément au socialisme, mais l'idéologie bourgeoise la plus répandue (et constamment ressuscitée sous les formes les plus variées) n'en est pas moins celle qui, spontanément s'impose surtout à l'ouvrier  ». De ce constat, Lénine tire des conséquences décisives concernant le travail d'éducation politique dont le parti doit s'acquitter, et qui suppose justement de mobiliser des forces intellectuelles extérieures à la classe ouvrière. Il expose alors sa position en imaginant les propos qu'un ouvrier véritablement révolutionnaire opposerait aux tenants du culte du spontané. Voici en somme ce qu'il dirait : « il faut que les intellectuels nous répètent un peu moins ce que nous savons bien nous-mêmes, et qu'ils donnent un peu plus de ce que nous ignorons encore, de ce que notre expérience “économique”, à l'usine, ne nous apprendra jamais : les connaissances politiques  ».....

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