MOLCER 7, Dominique Ferré. Le 4 août 1914 est une date-clé de l’histoire du mouvement ouvrier international. Ce jour-là, à Berlin, la totalité des députés du plus puissant parti ouvrier du monde, le Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD), votent au Reichstag les crédits de guerre exigés par le Kaiser Guillaume II pour engager l’Empire allemand dans la guerre. Le Kaiser, le 29 juillet s’inquiétait de ce que « les socialistes se livrent dans les rues à des manœuvres antimilitaristes » et menaçait : « Si ces troubles se répètent (…) je ferai enfermer les dirigeants ». Six jours plus tard, ces mêmes dirigeants se rallient au gouvernement du Kaiser. Leurs théoriciens déclarent aux ouvriers allemands que la guerre contre les « hordes » de l’Est a un caractère progressiste.
Ce même jour, à Paris, sur la tombe de Jaurès assassiné le 31 juillet, les dirigeants de la CGT abandonnent définitivement toute proclamation anti-guerre et se rallient à la « défense nationale ». A la Chambre des députés, les dirigeants de la Section française de l’Internationale ouvrière (SFIO) toutes tendances confondues, répondent positivement à l’appel du président Poincaré : « la France (…) sera héroïquement défendue par tous ses fils, dont rien ne brisera devant l’ennemi l’union sacrée ». L’expression trouvera sa matérialisation quelques jours plus tard, quand les socialistes Jules Guesde, Marcel Sembat et Albert Thomas intègrent le gouvernement. En Belgique, Vandervelde fait de même au nom du Parti ouvrier belge. Ils prétendent, eux aussi, que la guerre a un caractère « progressiste » contre la « barbarie germanique ».
A l’exception des sociaux-démocrates russes (bolcheviks et mencheviks), serbes, bulgares et de quelques députés de l’Independent Labour Party (ILP) de Grande-Bretagne, les dirigeants des partis de l’Internationale ouvrière – la « deuxième » Internationale, fondée en 1889 avec la contribution active d’Engels – ont basculé. En quelques heures, ils sont passés ouvertement sur une position de soutien à leur propre bourgeoisie. 
Lénine est alors en exil à Poronine, dans la partie de la Pologne annexée par l’Autriche. On raconte que, découvrant le numéro du Vorwärts (l’organe central quotidien du comité central du SPD) annonçant le vote des crédits de guerre par la fraction sociale-démocrate au Reichstag, il fut à ce point stupéfait qu’il crut d’abord qu’il s’agissait d’un faux fabriqué par l’état-major allemand. 
L’entrée en guerre bouleverse la vie de dizaines de millions de femmes et d’hommes. Lénine n’y échappe pas : dans le climat d’hystérie « patriotique » qui règne, il ne fait pas bon être Russe dans un pays en guerre contre l’Empire tsariste, et encore moins d’être un militant révolutionnaire. Le 7 août, la gendarmerie perquisitionne son domicile et le livre à la justice militaire qui le jette en prison. Il faudra l’intervention du dirigeant social-démocrate autrichien Victor Adler pour le faire libérer onze jours plus tard. Il est « invité » à quitter l’Autriche et arrive à Berne le 5 septembre. 
Une urgence : armer le POSDR(b) pour la nouvelle situation
La stupéfaction de Lénine à la lecture du Vorwärts aura été de très courte durée. Arrivé en Suisse, sa priorité est d’armer le Parti ouvrier social-démocrate de Russie (bolchevik), le POSDR(b), pour affronter la nouvelle situation. Cela commence par le petit groupe de social-démocrates russes exilés pour lequel il s’attelle à écrire un projet de résolution. 
Il réunit ses camarades et la leur soumet. Certes, la résolution, rédigée vers le 24 août (selon le « vieux » calendrier russe, c’est-à-dire le 6 septembre) « n’avait pas un caractère absolument officiel » précise Lénine, « car le Comité central du POSDR n’avait pu encore se réunir en raison des multiples arrestations et de la répression ». Mais, ajoute-t-il, « cette conférence a réellement exprimé l’opinion des milieux les plus influents » du parti. 
Dès le 28 septembre (11 octobre) 1914, ces thèses seront reprises et développées sur la même ligne dans la déclaration La guerre et la social-démocratie russe adoptée en bonne et due forme par le Comité central du POSDR(b). 
Dans cet article, nous nous en tiendrons à citer la résolution initiale, car elle est remarquable : à peine un mois après le 4 août 1914, dont onze jours pendant lesquels leur auteur croupissait dans les geôles autrichiennes, elle formule les éléments essentiels qui détermineront toute la politique de Lénine, et celle du parti bolchevique, durant les trois années de guerre (et dans la révolution à partir du retour de Lénine en Russie). 
Caractériser la nature de classe de la guerre
Le point de départ est la caractérisation de la nature de la guerre. Lénine n’est pas « pacifiste ». Marxiste, il sait que la guerre « est la continuation de la politique par d’autres moyens » (comme le disait le théoricien militaire Von Clausewitz) et donc qu’elle a un contenu social. La guerre, avec tout son cortège d’horreurs de part et d’autre, peut être dans certaines circonstances, le moyen pour une nation opprimée de se soulever contre le joug colonial ou impérialiste, et peut alors avoir un caractère « progressiste ». Il l’écrira un an plus tard dans Le socialisme et la guerre (1915) : « Si demain le Maroc déclarait la guerre à la France, l’Inde à l’Angleterre, la Perse ou la Chine à la Russie, etc., ce seraient des guerres “justes”, “défensives”, quel que soit celui qui commence, et tout socialiste appellerait de ses vœux la victoire des Etats opprimés, dépendants, lésés dans leurs droits, sur les “grandes” puissances oppressives, esclavagistes, spoliatrices. »
Mais la guerre déclenchée en août 1914, dont Lénine saisit d’emblée le caractère « mondial », ne relève pas de cette catégorie. C’est – des deux côtés de la ligne de front –, écrit-il, une « guerre bourgeoise, impérialiste, dynastique. La lutte pour les marchés et pour le pillage des autres Etats, la volonté d'enrayer le mouvement révolutionnaire du prolétariat et de la démocratie à l'intérieur des pays belligérants, la tentative de duper, de diviser et de décimer les prolétaires de tous les pays en jetant les esclaves salariés d'une nation contre ceux d'une autre au profit de la bourgeoisie ».
La « trahison » de la IIe Internationale
Passant de la situation objective au facteur subjectif, Lénine indique d’emblée à l’avant-garde quel est l’obstacle majeur auquel les travailleurs des pays belligérants doivent faire face : « L'attitude des chefs du parti social-démocrate allemand, — le plus fort et le plus influent des partis de la II° Internationale (1889-1914), — qui ont voté le budget de guerre et qui reprennent la phraséologie bourgeoise et chauvine des hobereaux prussiens et de la bourgeoisie, est une trahison pure et simple du socialisme. (…) L'attitude des chefs des partis social-démocrates belge et français, qui ont trahi le socialisme en entrant dans les ministères bourgeois, mérite d'être condamnée au même titre. »
C’est pourquoi l’élément fondamental de la résolution se concentre dans son point 4 : « la trahison du socialisme par la majorité des chefs de la II° Internationale (1889-1914) signifie la faillite idéologique et politique de cette dernière. (…) Le « centre » du parti social-démocrate allemand et des autres partis social-démocrates a, en fait lâchement capitulé devant les opportunistes. La future Internationale doit débarrasser définitivement et résolument le socialisme de ce courant bourgeois. »
Lénine et ses camarades affirment que l’Internationale a basculé dans le camp de l’ordre bourgeois, qu’elle a fait faillite. Cette faillite, affirment-ils, ne s’est pas produite du jour au lendemain : elle est le produit de forces sociales qui, pendant des années, ont petit à petit dévoyé le caractère prolétarien de l’appareil. Mais le 4 août, la quantité s’est transformée en qualité. 
 

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