MOLCER 7, Rémy Janneau
Qui se souvient des Ciompi ? La guerre des paysans allemands ou les Niveleurs anglais sont familiers à tout lecteur d’Engels. Maurice Dommanget et bien d’autres après lui, se sont intéressés aux Enragés et aux Égaux. Les Ciompi, qui firent trembler l’oligarchie florentine en 1378, sont, au contraire, les grands absents de la mémoire ouvrière. La philosophe Simone Weil fut la première, à notre connaissance, à saluer cette « insurrection prolétarienne » dans un article paru en 1934 dans La Critique sociale, revue dirigée par Boris Souvarine. Nous revenons sur ce qui peut être considéré comme la première révolution prolétarienne de l’Histoire.
Des « années révolutionnaires » (1378-1382)
Le « tumulte » qui secoue Florence à l’été 1378 n’est que le premier acte d’une vague de révoltes qui balaie l’Europe jusqu’aux premiers mois de l’année 1383. La « peste de la rébellion » gagne rapidement la Flandre où s’embrasent Gand, Bruges et Ypres puis la France où Paris, Rouen et Béziers s’insurgent au cri de « Vive Gand ! ». À Londres, les paysans insurgés, accueillis à bras ouvert par la population laborieuse, se rendent maîtres de la ville et s’emparent de la Tour. Tiré de sa prison, le prêtre John Ball prêche que « les choses ne peuvent aller bien en Angleterre ni n’iront (sic) jusqu’à ce que les biens soient en commun et qu’il ne sera ni vilains ni gentilhommes » .
Ces mouvements d’une ampleur inédite ont en commun leur caractère social. Dans les villes, leurs troupes se recrutent dans les couches les plus exploitées de l’industrie textile mais aussi parmi les tripiers, les terrassiers, les dinandiers, tous « gens de petit état » et de « pôvre étoffe ». Partout, ils ébranlent le pouvoir. A Florence, les Ciompi envahissent le Palais de la Seigneurie* et contraignent les Prieurs* à abdiquer leurs fonctions. A Gand, le comte Louis de Male ne doit son salut qu’à ses talents de nageur et à la vitesse de son cheval. A Londres, le jeune Richard II doit négocier avec les insurgés qui imposent l’abolition du servage, engagement qui sera révoqué sitôt le danger passé. Henri Pirenne ira jusqu’à écrire : « Il ne serait pas exagéré de dire qu’aux bords de l’Escaut, comme aux bords de l’Arno, les révolutionnaires ont voulu imposer à leurs adversaires la dictature du prolétariat » .
Lutte des classes à Florence
Du XIVe siècle, on retient généralement l’atmosphère apocalyptique créée par les guerres, les famines et les pestes. Ces fléaux n’arrêtent cependant ni l’activité économique, ni la lutte des classes. Dans les foyers de la production industrielle, la concurrence s’exacerbe, combinée aux difficultés d’approvisionnement ou d’écoulement des produits. Il faut satisfaire les marchés, préserver les marges bénéficiaires, ce qui se traduit par une forte pression sur les salaires, par un allongement de la durée du travail, par une paupérisation croissante et… par des affrontements de classes.
C’est à Florence, « l’une des capitales économiques de l’Occident » , que ces contradictions sociales s’expriment le plus tôt et avec le plus de force. Dès le XIIIe siècle, une véritable haine de classe opposait les « magnats », oligarchie de nobles, de marchands et de financiers qui accaparaient le gouvernement et cherchaient, par tous les moyens, à se soustraire à l’impôt, aux popolani* qui souhaitaient une déflation des prix agricoles, une baisse des loyers et un système fiscal plus équitable. Aux revendications des uns répondait le mépris des autres : pour les « magnats », les popolani étaient évidemment des « ânes » qui ne comprenaient rien à l’économie.
En 1289/90, une épreuve de force s’est soldée par la victoire du popolo*, sanctionnée en 1293 par des Ordonnances de justice excluant de toute charge les nobles et les « magnats ». Un assouplissement ultérieur de cette législation draconienne permettra à ces derniers de redevenir éligibles aux conseils, moyennant l’inscription à un Art.
Ce nouveau rapport de forces et cette fusion des classes dominantes font de Florence une « République populaire » dirigée… par une puissante bourgeoisie d’affaires. Les Prieurs* sont certes désignés suivant un système mixte d’élection et de tirage au sort et leur mandat, limité à deux mois, n’est pas renouvelable avant 3 ans. Mais un système de filtrage préalable à plusieurs niveaux, fondé sur des critères aussi démocratiques que l’appartenance à un Art* (dont les cotisations sont élevées et dont les salariés sont exclus), le montant des impôts directs acquittés en 30 ans de résidence obligatoire et la valeur des biens immobiliers, sans parler de l’exclusion des femmes et des jeunes de moins de 25 ans, fait de la Seigneurie* l’apanage de ce qu’il est convenu d’appeler le popolo grasso*, ce qui se passe de traduction.
Le popolo est loin, on le voit, d’être socialement homogène et c’est en son sein désormais que mûrissent les contradictions. Le popolo grasso comprend les Arts majeurs : ceux des juges, des notaires, des médecins, des changeurs, des pelletiers et fourreurs, des merciers et surtout des patrons de la soie et de la laine. Au-dessous s’échelonnent les « moyens » (bouchers, cordonniers, forgerons, charpentiers, fripiers) puis les « maigres » des Arts mineurs (marchands de vin en gros, de sel, d’huile, de fromages, boulangers, tanneurs, menuisiers, ébénistes…). Au bas de l’échelle, exclus des Arts, les sottoposti (littéralement : soumis), petits artisans ou salariés, environ la moitié de la population, constituent le popolo minuto*. Les plus misérables, les plus durement exploités sont les salariés du textile affublés du terme méprisant de Ciompi.
« Les ouvriers de l’industrie moderne naissante »
Ces Ciompi constituent un véritable prolétariat manufacturier évalué à 15 000 personnes dans une ville de 55 000 habitants. Selon les auteurs, leurs journées de travail peuvent varier de 9 à 12 heures ou de 16 à 18 . Leurs salaires, légalement plafonnés par un maximum, sont d’autant plus bas que leur position dans la production les éloigne du produit fini (le « noble drap ») et les rapproche de la matière première (la laine). Ils sont souvent payés au temps ou à la pièce, en billon dévalué par rapport aux monnaies de métal précieux. Contraints de s’endetter pour survivre, ils doivent rembourser en travail les avances sur salaires que leur consentent les patrons. En cas d’insolvabilité, ils sont traduits devant l’Ufficiale forestiere* qui empoche 25% de chaque amende, ce qui l’incline évidemment à la rigueur ! Embauchés à la semaine voire à la journée, souvent frappés par le chômage, non payés lors des fêtes religieuses, ils vivent dans les conditions les plus précaires. Concentrés dans les ateliers et dans les quartiers périphériques, ils sont potentiellement une force révolutionnaire. Parce qu’ils le pressentent, les Arts leur interdisent toute réunion et même toute forme de solidarité et les font surveiller par des espions rétribués
Tous les Ciompi ne sont certes pas aussi misérables. Les plus favorisés, ont, en raison de leur ancienneté ou de leurs compétences, de meilleurs salaires, qui peuvent être payés au mois ou à l’année. Les archives révèlent que certains ont souscrit à l’emprunt forcé lancé par la balia* après l’insurrection de juillet. Mais précisément, l’étude prosopographique extrêmement fouillée d’Alessandro Stella révèle que c’est parmi les mieux payés et les moins précaires que se sont recrutés les cadres de l’insurrection d’août. « La révolution, écrit-il, n’est pas faite par des gueux mais par ceux qui ont déjà quelque chose et qui en voudraient plus. »
Des émeutes de juin 1378…
Ce ne sont pas ces couches surexploitées néanmoins qui prennent l’initiative de la révolte. Le « tumulte » se décompose en trois insurrections correspondant à trois débordements successifs, des « moyens » par les « maigres » en juin, des « maigres » eux-mêmes par les sottoposti en juillet, de tout le monde par les Ciompi en août.....
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