MOLCER 7, Jean-Numa Ducange. Le Parti social-démocrate d’Allemagne constitue un parti « modèle » pour de nombreux marxistes avant 1914. Lénine fait partie de ceux qui misent sur Karl Kautsky et le programme d’Erfurt pour mener à bien ses projets politiques.

La rupture engendrée par la révolution de 1917 a parfois tendance à faire oublier un fait important : Lénine est resté longtemps « social-démocrate ». Certainement pas dans le sens où nous pouvons encore l’employer au XXIème siècle, mais dans son acception originelle, c’est-à-dire la combinaison de l’exigence de la question « sociale » avec l’importance de la « démocratie », d’où l’adjectif « social-démocrate » qui est une expression issue des révolutions de 1848. 
Une fois cela posé, il nous semble nécessaire de revenir sur la façon dont le principal dirigeant de la révolution bolchévique considère la social-démocratie allemande, le plus puissant parti ouvrier de son vivant pour lequel il a professé une vive admiration au moins jusqu’à la guerre. Et, par la suite, il n’a jamais renié ses années de formation. Apprenant en août 1914 que le groupe parlementaire social-démocrate avait voté unanimement les crédits de guerre, il crut dans un premier temps à une opération de propagande du gouvernement allemand falsifiant la réalité tellement il demeurait persuadé que le parti, malgré une orientation chancelante depuis plusieurs années, résisterait au ralliement à la guerre et à l’« union sacrée » (en allemand Burgfriede, c’est-à-dire « paix des chaumières »).

Les origines d’une fascination
En 1890, la social-démocratie allemande adopte à son congrès de Halle le nom qu’elle a conservé jusqu’à nos jours, à savoir le SPD (Sozial-demokratische Partei Deutschlands). Un an plus tard elle valide, lors de son congrès d’Erfurt de 1891, le programme qui lui servira de feuille de route jusqu’aux lendemains de la Première Guerre mondiale. Ce programme contient une série de revendications concrètes et transitoires avec comme perspective l’expropriation de la bourgeoisie et la mise en place d’un régime socialiste fondé sur la propriété collective des moyens de production. Il reste relativement flou sur les moyens à employer ; et certains points font l’objet d’une critique sévère de plusieurs personnes, dont Friedrich Engels (cf. son ouvrage Critique du programme d’Erfurt). Mais les contraintes du régime allemand de l’époque – une large partie des activités du SPD ont été interdites entre 1878 et 1890 par des « lois anti-socialistes » – obligent l’organisation à demeurer en retrait sur plusieurs sujets. Et déjà des tendances réformistes empêchent le SPD de demander explicitement un changement de régime (l’Allemagne était alors un Empire et un des enjeux politiques immédiats est le mot d’ordre de République). 
 Quoi qu’il en soit, le SPD demeure de loin alors le parti ouvrier en Europe le plus structuré et le plus implanté. Ses succès, malgré quelques revers électoraux, sont manifestes jusqu’en 1914. Pour beaucoup de militants hors d’Allemagne, il ne fait pas de doute que l’avenir du socialisme passe obligatoirement par une conquête du pouvoir par le prolétariat à Berlin. Il faut rappeler que, au-delà de la force organisationnelle du SPD, l’industrialisation galopante du pays – après avoir été longtemps retardataire – donne une impression de progrès ininterrompu qui, tôt ou tard, devrait permettre au mouvement ouvrier de s’imposer. Lorsque Lénine cherche à comprendre les voies de développement du capitalisme, il analyse la signification de la « voie prussienne » qui se distingue nettement de l’évolution de la France contemporaine depuis 1789. Un exemple symptomatique est l’attitude de Rosa Luxemburg, juive polonaise militant à l’origine dans l’Empire russe : elle fait un mariage blanc en 1898 pour devenir allemande, afin de pouvoir militer au SPD. L’Histoire avec un grand « H » appartient bien à ce parti pour nombre de militants d’Europe de l’Est.
Voilà donc les raisons fondamentales pour lesquelles Lénine, alors un militant russe très peu connu à l’étranger, admire le SPD. De son ouvrage fondamental sur Le développement du capitalisme en Russie en 1898 à Que faire ? en 1902 (et même au-delà), le modèle que représente le SPD est omniprésent. La plupart de ses analyses politiques et économiques découlent d’un parti historique, celui de la révolution allemande qui doit advenir. Sa perspective stratégique est indissociable de cela. Ainsi, pour reprendre l’expression heureuse de l’historien Lars Lih, Lénine est alors un « erfurtien », c’est-à-dire un partisan du programme d’Erfurt du SPD considéré comme la base programmatique par excellence qui doit être reprise par les sociaux-démocrates à l’étranger. 
Repris, mais aussi adapté : c’est tout le sens de la théorie du parti telle qu’elle est exposée dans Que faire ?. La conception stalinienne du parti telle qu’elle s’est imposée à la fin des années 1920 a fait lire ce texte comme un texte doctrinal proposant un « parti de type nouveau » totalement coupé de ces racines historiques, invitant à comprendre le bolchevisme comme un produit purement « léniniste » et russe. En réalité, la conception du parti telle que l’expose Lénine s’inspire fortement du SPD, en l’adaptant aux conditions du militantisme en Europe de l’Est (nécessité d’une partie illégale pour pouvoir survivre dans la clandestinité notamment).  On peut relever de nombreuses expressions qui vont dans ce sens : « Regardez les Allemands ». « Considérez les Allemands ». « Prenez l’exemple des Allemands ». « Considérez la Social-Démocratie allemande ». Ces mots sont sans équivoque. Il faut bien avoir en tête aussi le contexte international dans lequel évoluent les militants sociaux-démocrates. A part l’Allemagne, le pays où le mouvement ouvrier est le plus puissant et le plus implanté, via les trade-unions, est l’Angleterre. Le mouvement socialiste français est quant à lui encore trop faible et divisé pour servir de modèle, et il évolue dans un cadre républicain et parlementaire qui demeure alors exceptionnel sur le continent. Il n’existe donc pas beaucoup d’alternative possible ; dans ce contexte, Lénine appuie fortement l’idée d’un parti ouvrier indépendant et structuré contre le « trade-unionisme » anglais, qui lui semble parfaitement inadapté pour mener le prolétariat à la victoire. C’était aussi se positionner en fonction du parti qui occupait le rôle central dans l’Internationale socialiste fondée en 1889, Internationale sur laquelle les sociaux-démocrates russes comptent pour pouvoir organiser une coordination internationale du mouvement ouvrier. Ils se positionnent donc du côté du SPD et de l’Internationale. 
 

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