MOLCER 7, Roger Revuz. Se proposant de mener une réflexion sur la définition même d’une révolution, Jean-Numa Ducange évoque dans cet ouvrage le souffle révolutionnaire que connut la Mitteleuropa entre 1918 et 1922 : de « Munich à Budapest, de Berlin à Vienne, voire de Strasbourg à Varsovie » dans le sillage de la révolution bolchevique. Pendant trois ans, à plusieurs reprises, la révolution fut à l’ordre du jour dans ces différents pays. Pourtant cette histoire est méconnue…. Certains historiens contestant même qu’il y ait eu une révolution. Une décennie plus tard en janvier 1933, la contre-révolution triomphait à Berlin avec l’arrivée de Hitler au pouvoir et à Vienne en février 1934, le Chancelier Dollfuss, après une guerre civile de quatre jours, écrasait Vienne la Rouge. Pourtant, pour Jean-Numa Ducange, il n’y avait pas de fatalité pour qu’il en soit ainsi.
Jean-Numa Ducange rappelle dans un premier chapitre la puissance, avant 1914, du mouvement ouvrier en Allemagne et dans l’Empire austro-hongrois et l’espoir tout au long du XIXe siècle que la révolution ait lieu en Allemagne. Quand, en novembre 1918, elle éclata, les dirigeants de la social-démocratie furent alors portés au pouvoir mais Ebert, Noske, Scheidemann avaient une peur panique de la révolution, ils firent tout pour la canaliser et finirent par en être les bourreaux, « le chien sanglant » comme le déclara Noske. Mais l’ouvrage de Jean-Numa Ducange ne se contente pas d’étudier le cas de l’Allemagne, il accorde une large place aux événements révolutionnaires qui se sont déroulés en Autriche et en Hongrie.
Ce qui a caractérisé la révolution dans tous les pays de la Mitteleuropa, c’est l’émergence et le développement des conseils d’ouvriers et de soldats, « une des singularités fortes de ce moment historique » et un aspect particulièrement méconnu. Jean-Numa y consacre tout un chapitre. Le « mouvement conseilliste » contestait le partage traditionnel dans le mouvement ouvrier entre parti et syndicat considéré comme un obstacle à la combativité ouvrière. Preuve de la vitalité de ce mouvement, la création en 1921 en Allemagne de l’AAU (Union générale des travailleurs) qui compta 200 000 membres. Pourtant l’idéologie « conseilliste » si elle toucha une minorité importante de travailleurs en Allemagne et en Autriche ne réussit jamais à franchir un certain seuil car la social-démocratie en Autriche et la social-démocratie et les communistes en Allemagne continuèrent pendant toute la période à influencer majoritairement la classe ouvrière. Jean-Numa Ducange souligne le paradoxe de l’idéologie « conseilliste » « qui mise sur une mobilisation intense de ses partisans, mais la dite mobilisation n’intervient que très rarement dans l’histoire et ne dure que quelques années, voire quelques mois ». Mais la radicalité du « mouvement conseilliste » a contraint les classes dominantes à faire des concessions au mouvement ouvrier et a donné naissance au fameux « modèle social allemand » ainsi qu’au moins connu « partenariat social » autrichien. Ces « modèles » que beaucoup d’auteurs font naître après 1945 apparaissent comme des concessions que les classes dominantes avaient été contraintes de faire pour endiguer la vague révolutionnaire des années 1920.
Un autre aspect méconnu de la période abordée est la persistance de l’imaginaire colonial dans la société allemande. Au passage il est rappelé que la social-démocratie internationale avant 1914 était très divisée sur la question coloniale, la majorité ne remettant pas en cause le principe même de la colonisation. Le traité de Versailles avait privé l’Allemagne de tout son empire colonial mais tous les courants politiques, de l’extrême-droite nationaliste jusqu’à l’aile modérée de la social-démocratie, continuèrent à revendiquer le retour des colonies. Quant au Parti communiste allemand, s’il manifestait son hostilité au colonialisme, il n’en faisait pas un point cardinal de sa politique.
La révolution bolchévique avait décuplé la haine du socialisme dans la classe dirigeante en Allemagne et en Autriche. Jusqu’en 1917, cette haine se faisait au nom de la lutte contre la France, le pays de la révolution et de la république. Après 1918, ce fut au nom de la lutte contre les « barbares » venus de l’Orient porteurs de la subversion. C’est dans ce contexte qu’émergea le concept de « judéo-bolchevisme » : pour tous les courants réactionnaires, le bolchévisme n’était pas russe, il était antinational et selon eux, il rejoignait par là une des caractéristiques du judaïsme. La russophobie de la droite et de l’extrême-droite nationalistes était d’autant plus exacerbée qu’à l’autre extrémité de l’échiquier politique, le Parti communiste faisait montre de beaucoup de russophilie.
Pour Jean-Numa Ducange, l’année 1923, souvent considéré par l’historiographie comme la fin de la séquence révolutionnaire en Allemagne, fut l’année du retournement où l’on passa « du rêve d’une Mitteleuropa rouge débarrassée de l’exploitation et de toute oppression nationale, [à] la défense des frontières d’une ancienne puissance impériale et coloniale », suite à l’occupation de la Ruhr par les troupes françaises et belges. Il revient sur la « ligne Schlageter » adoptée par le Parti communiste allemand, du nom d’un jeune militant nationaliste, ancien membre des Corps francs qui avaient écrasé la révolution en 1919, fusillé par les Français pour avoir mené des opérations de sabotage dans la Ruhr, vénéré sous le Troisième Reich comme un héros. Les communistes allemands le considérèrent également comme un héros « malgré ses idéaux éloignés du mouvement ouvrier » (sic). Et Jean-Numa Ducange de conclure que cette position « ouvrait la voie incontestablement à des dérives et potentiellement à des alliances contre nature ».
L’ouvrage La République ensanglantée, écrit dans un style fluide, aborde beaucoup de questions sur cette période révolutionnaire et dont les quelques lignes ci-dessus ne peuvent donner qu’un petit aperçu.
Abonnez-vous...
S'abonner ou commander un ancien numéro - Revue MOLCER
Abonnement pour 4 numéros (2 ans) : 40 € Abonnement de soutien : 50 € ou plus Abonnement jeunes : 20 € Abonnement institutions : 60 € Pour s'abonner à la revue MOLCER : Paiement par chèq...