MOLCER 8- Eric Aunoble-

Le bureaucrate, un camarade ?
La première partie de cet article (MOLCER 7)  s’est penché sur la formation des institutions révolutionnaires dans le cours de l’année 1917 pour comprendre comment ils ont secrété des appareils administratifs et donc des apparatchiks. On tentera maintenant de dégager les motivations de ces derniers, acteurs « d’en bas » qui assistent à la formation de cette bureaucratie plébéienne et y participent volens nolens.
En août 1917, 200 employés de maison se réunissent à Kharkov à l’appel de leur syndicat. L’ambiance est maussade : sur 10.000 travailleurs du secteur, c’est peu ; on a même perdu du terrain par rapport aux 300 adhérents du mois de mars. Après l’élection de la direction du syndicat, l’organisateur, un militant socialiste-révolutionnaire, demande un salaire mensuel de permanent de 150 roubles. « “200 !” a décidé la réunion à l’unanimité » . Dans un secteur particulièrement écrasé socialement, comme celui de la domesticité, posons l’hypothèse que « bien » payer son représentant revient à s’accorder à soi-même de la considération. Ce besoin de reconnaissance présent dans les classes populaires s’exprime de multiples façons depuis février 1917 et se ressent particulièrement dans les écrits qu’elles ont laissés. La linguiste Ekaterina Betekhtina, après avoir étudié des dizaines de résolutions votées dans des assemblées paysannes ou ouvrières, notait « une tendance au style formel », l’abondance de « clichés bureaucratiques », et « l’abus des propositions subordonnées » au point de « gêner la bonne compréhension ». Cette lourdeur va de pair avec l’usage du « pathos, de phrases rhétoriques et solennelles au registre élevé » . Adopter une telle apparence bureaucratique, c’est affirmer son existence de même que créer de la bureaucratie, c’est affirmer son pouvoir.
Ce n’est là qu’un exemple et, comme Boris Kolonitskii l’explique depuis longtemps, bien des traits hiérarchiques et autoritaires du futur régime stalinien s’enracinent dans la culture politique de l’an 17  . Bien avant Staline, Kerenski et Kornilov furent révérés comme pères du peuple, sans qu’aucune contrainte policière n’y forçât leurs adulateurs. Le phénomène n’épargnait pas les classes pauvres. À ce niveau, un obscur militant syndical se voit « imposer » par la base un défraiement de permanent supérieur à ce qu’il demandait, comme une marque de respect de la fonction dirigeante elle-même.
Ce besoin prolétarien d’affirmation dans les formes anciennes de la domination sociale sera développé à partir des communes dont j’ai pu étudier la formation en pleine guerre civile en Ukraine, au début de 1919. Il s’agit de collectifs de paysans pauvres tentant d'instaurer un communisme radical et élémentaire dans tous les aspects de la vie (travail, famille, éducation, processus de décision...), un communisme fondé sur l'égalité, la démocratie directe et la vie collective.
Parmi les collectifs, on trouve la commune Kronstadt. Nous sommes deux ans avant l’insurrection anti-bolchevique des fameux marins en 1921. Le choix de ce nom en 1919 est bien un signe de radicalisme, mais du radicalisme de 1917, quand le soviet de la base navale s’était le premier emparé du pouvoir local dès l’été. La première requête des fondateurs de cette commune Kronstadt est adressée au PC d’Ukraine. S’estimant communistes, les « communards » demandent au Parti de leur adresser des cartes d’adhérents ainsi que des tampons officiels. Ils veulent formaliser leur désir de « s’unir en toute passion au PC(b)U » [sic]  . Ce rapport fusionnel à la révolution et au communisme tend à abolir la séparation entre politique et social. Mais il marque aussi une volonté d’accéder littéralement au statut de classe dominante : le Parti communiste est le parti au pouvoir, le parti du pouvoir.
Ces communards qui pratiquent l’autogestion dans une exploitation agricole ont en même temps un rapport très fort à l’État. On le voit par la correspondance foisonnante qu’ils entretiennent avec l’administration soviétique à laquelle ils envoient des demandes multiples, détaillées, infinies. Isolons une courte séquence des requêtes de la commune Lénine I. Le 23 avril 1919, deux courriers sollicitent l’un, une avance financière sur la récolte à venir, l’autre du blé pour se nourrir. Le 24, la commune veut d’une part des armes, de l’autre du matériel agricole et du bétail ; le 26 des chevaux, puis des fourches. Le 30, il s’agit de plants de pommes de terre et de semences de blé. Les besoins en cuir et en clous font l’objet d’une missive le 5 mai. Le lendemain, la lettre fait quatre pages. Elle demande, entre autres, des bottes, des pantalons, des chemises, des gilets, des jupes (ou tout au moins du tissu pour en confectionner), du savon, des allumettes, du papier, de l’encre, des crayons, des bougies, de l’essence, des mouchoirs, des nappes, du tabac, des verres, des plats, des articles de mercerie, des pièces de rechange etc  .
Cette frénésie épistolaire confirme l’hypothèse du rôle fondamental de l’écrit dans le sentiment d’émancipation. Écrire, c’est exister. C’est aussi susciter une correspondance, c’est-à-dire, par le biais des échanges, se regarder au miroir du nouvel État. Ces sollicitations expriment aussi le souhait que l’État soit fort, c'est-à-dire capable de dispenser ses bienfaits   et également capable de protéger les brandons de la révolution sociale au village. La question n’a rien de théorique au printemps 1919 : la politique agraire radicale des bolcheviks ukrainiens leur aliène justement la masse des petits propriétaires et renforce ainsi la contre-révolution qui sera victorieuse dès l’été avec l’offensive du général blanc Dénikine. L’accroissement de la puissance étatique répond à une demande sociale, tout comme l’émergence de figures de chefs....

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