MOLCER 9. Jean-Numa Ducange
Jaurès, anticolonialiste et précurseur de la lutte pour l'indépendance des peuples colonisés ? On peut parfois lire de telles affirmations. Une lecture (rétrospective) a tendance à le situer du côté de la lutte des peuples colonisés, et il y a quelques raisons à cela. Mais son analyse proprement dite de la colonisation mérite d'être présentée, car l'affaire est plus complexe. Nous la résumons ici, en miroir de celle d’Édouard Vaillant, qui mérite aussi intérêt.
L’évolution de Jaurès
Le célèbre tribun évolue dans les années 1889-1892 et devient progressivement socialiste. Jaurès fut favorable jusqu'au début des années 1890, « sans ambages ». Le républicain modéré qu'il était alors défend la colonisation alors qu’à cette époque certains radicaux comme Clemenceau expriment un point de vue contre la séparation entre « races supérieures » et « races inférieures »… Une séparation avancée par le célèbre Jules Ferry, l’homme de l'école publique, laïque et obligatoire mais aussi celui que ses adversaires surnommaient « Ferry-Tonkin »… c'est-à-dire l’homme de la conquête de l'Indochine.
Jaurès prend ensuite conscience progressivement des problèmes posés par la colonisation française, notamment en Afrique du Nord. La chronologie parle d'elle-même : plus on avance dans le temps, plus Jaurès critique et condamne ce qu’il appelle la politique coloniale de la France. Convaincu dans les années 1880 des bienfaits de la colonisation, il en vient à trouver celle-ci de plus en plus scandaleuse et injustifiable. Nul homme politique français ne peut alors échapper à la question tout particulièrement à partir de 1911 : la question coloniale et les affaires marocaines occupent en effet le devant de la scène.
L’importance de la Révolution française
Il faut revenir sur un moment important de la vie de Jaurès. En 1898, battu aux élections législatives, il se plonge dans les archives pour écrire les premiers chapitres consacrés à la Révolution française (1789-1794) d'une vaste entreprise collective qu'il dirige, l'Histoire socialiste de la France contemporaine. Avec cette histoire, Jaurès contribue à renouveler l’approche des années 1789-1794 : son inspiration marxiste lui permet de saisir les phénomènes économiques et contrebalance l'histoire des luttes politiques jusqu’alors dominante. Sur un autre point Jaurès se démarque des histoires de la Révolution antérieures et se montre innovant : l'histoire coloniale. Le grand historien de la colonisation Yves Benot l'avait bien souligné en son temps. Alors que tout au long du dix-neuvième siècle, les historiens l’évoquent peu, avec Jaurès, « le problème colonial n'est plus un à-côté secondaire de la Révolution, mais un révélateur de ses contradictions, ou de ses hésitations ». Bien sûr ce n'est pas « sans rapport avec les luttes que va mener Jaurès contre les horreurs coloniales en son temps, et notamment au Maroc ». Et pourtant nombre de grands spécialistes d'histoire de la Révolution française, sensibles à la décolonisation sur un plan politique (à l'image d'Albert Soboul ou Daniel Guérin) n'évoquent guère dans leurs premiers ouvrages la révolte de Saint-Domingue et Toussaint-Louverture… Alors que Jaurès, lui, avait bien intégré à sa réflexion ! Il faudra attendre ensuite les années 1970-1980 pour que l'histoire de la Révolution française retrouve l'inspiration jaurésienne sur ce point.
Cette approche historique amorce une évolution plus profonde : désormais, le tribun porte une attention constante à la situation des peuples non occidentaux. Prise en compte qui est à relier aussi aux positions de l'Internationale socialiste : au congrès d'Amsterdam de 1904, qui impose aux socialistes français l'unification qui va aboutir à la création de la SFIO l'année suivante, une résolution les incite aussi à « s'opposer irréductiblement à toutes les expéditions coloniales ». L'influence de l'Internationale, à laquelle Jaurès accordait une grande importance, contribue donc aussi à cet infléchissement.
Le cycle qui commence avec la révolution russe de 1905 et qui se poursuit au moins jusqu'à la révolution jeune-Turque de 1908 dans l'Empire ottoman enthousiasme Jaurès. Le « dimanche rouge » de Saint-Pétersbourg et ses suites sont salués avec lyrisme. Et si la Russie reste finalement dirigée par le Tsar, la révolution russe aura contribué à ébranler les certitudes de nombreux socialistes européens. D'une part, ce n'est pas nécessairement dans un des « grands » pays de l'ouest que la révolution peut se déclencher mais en « Orient ». D'autre part, la révolution est très liée à la guerre russo-japonaise, qui se solde par l'échec de la Russie : des « jaunes » peuvent donc battre des « blancs ». Démenti historique cinglant aux théories raciales sur les « jaunes » alors fort répandues. Jaurès observe tout cela avec attention.
Contre la « politique coloniale »
Une grande partie de ses interventions se concentrent sur le Maghreb et tout particulièrement la question marocaine. À la lecture de ses interventions au Parlement, il apparaît clairement une fracture entre Jaurès et de nombreux républicains. Si le tribun socialiste avait été aux coudes à coudes avec, par exemple, Aristide Briand pour élaborer la loi de séparation des Églises et de l'État, et s'il avait soutenu plusieurs gouvernements depuis 1899 – notamment celui d'Emile Combes entre 1902 et 1905 – il prend désormais nettement ses distances, notamment face au président du Conseil de cette époque (le chef du gouvernement), Georges Clemenceau. Des envolées lyriques contre la division de l'humanité entre « races » de ce dernier, il ne semble plus rester grand-chose. Clemenceau est devenu « le premier flic de France » et un partisan résolu du maintien de l’ordre… et du développement de l'Empire colonial. Déjà opposé sur la question sociale, les deux hommes se séparent également sur ce point. La rupture est consommée entre le radicalisme (le « centre-gauche » de l’époque) et le tribun socialiste lorsqu'il s'agit d'évoquer les expéditions colonial...
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