MOLCER 9. Jérémie Daire 
"Nous ne sommes pas pour le négoce : la lutte de classe interdit le commerce de classe ; nous ne voulons pas de ce commerce-là (Jules Guesde 1900)"

Le 26 novembre 1900, 8000 militants socialistes sont assemblés à l’hippodrome de Lille. Ils assistent à un débat, animé par le maire socialiste de Lille Gustave Delory, opposant Jean Jaurès  et Jules Guesde. Ces deux dirigeants socialistes peuvent ainsi publiquement exposer les divergences d’orientation entre eux sur des questions variées comme la présence de socialistes au gouvernement, ou l’affaire Dreyfus.


Sur la présence d’un socialiste dans un gouvernement bourgeois
Le 23 juin 1899, le socialiste Alexandre Millerand entre au gouvernement Waldeck-Rousseau comme ministre du Commerce, de l’Industrie, des Postes et du Télégraphe. Il côtoie au Conseil le général Gaston de Galliffet, ministre de la Guerre, surnommé le « bourreau de la Commune ». Son action est concentrée sur des mesures concernant les conditions de travail, dont il s’attache à défendre l’utilité auprès de ses collègues bourgeois du gouvernement. Ainsi, l’abaissement de principe (et non l’obligation) de la journée de travail à dix heures est justifiée par le fait que « les pays où la journée de travail est la plus courte sont aussi ceux où le labeur de l'ouvrier atteint son plus haut degré de productivité ».
Cette participation gouvernementale est critiquée par une partie des socialistes, pour qui tant la théorie de la lutte de classe que les expériences révolutionnaires du XIXe siècle ont montré l’incompatibilité d’intérêts entre patrons et ouvriers.
A Lille, Jaurès se montre clément envers cette participation. Sans lui vouer un soutien total, il soutient que la participation de Millerand à un gouvernement de la bourgeoisie est un signe positif de la croissance du prolétariat et de son organisation politique. En ce sens, Millerand serait une contrainte inévitable pour la bourgeoisie, une obligation de prendre en considération, au moins en partie, les intérêts ouvriers jusque dans son gouvernement.
Pour Guesde, au contraire, cette participation est non seulement choisie par Waldeck-Rousseau, mais même voulue par lui. Millerand n’est pas le tuteur socialiste du gouvernement, mais au contraire un « prisonnier », un « otage ». Il accuse Millerand de servir de faire-valoir au gouvernement où officie le général Galliffet, et fait de lui « un socialiste que M. Waldeck-Rousseau, très bon tacticien, a été prendre dans les rangs de l'opposition, pour s'en faire une couverture, un bouclier, de façon à désarmer l'opposition socialiste, de façon à empêcher les travailleurs de tirer, non seulement sur Waldeck-Rousseau, mais de tirer sur Galliffet, parce qu'entre eux et Galliffet, il y avait la personne de Millerand. »
Dans son intervention, Jaurès s’appuie de plus sur l’expérience de la participation parlementaire des socialistes, et notamment du SPD (parti social-démocrate d’Allemagne). Il justifie la présence de socialistes au Parlement, ne serait-ce que pour défendre les conquêtes ouvrières. Dans la continuité de cette réflexion, il affirme que viendra le temps où un parti socialiste unifié (qui n’existe pas encore en 1899) sera lui-même à l’initiative de la participation à un gouvernement de la bourgeoisie : « Et moi, je vous dis, sans pouvoir vous donner maintenant toutes mes raisons, que de même l'heure viendra où le Parti socialiste unifié, organisé, donnera l'ordre à l'un des siens ou à plusieurs des siens, d'aller s'asseoir dans les gouvernements de la bourgeoisie pour contrôler le mécanisme de la société bourgeoise, pour résister le plus possible aux entraînements des réactions, pour collaborer le plus possible aux œuvres de réforme. » Il s’agit donc, pour Jaurès, d’une tâche envisageable pour un parti socialiste que de collaborer à un gouvernement bourgeois pour en limiter les effets néfastes sur le prolétariat, voire pour encourager les réformes qu’il pourrait entreprendre.
Guesde reproche vivement à Jaurès « d'assimiler l'action électorale du socialisme emmanchant le suffrage universel comme un moyen de combat, à l'action ministérielle par la bourgeoisie gouvernementale. » Il refuse de placer sur le même plan la participation tactique à des élections voire à un Parlement, comme une tribune politique pour les socialistes et un moyen de montrer la puissance du parti, à la collaboration active dans un même gouvernement. Il s’appuie pour cela sur le caractère de classe qui est donné au parlementaire ou au ministre : le premier, pour Guesde, est mandaté par les ouvriers qui ont son vote, tandis que le second est appelé par la bourgeoisie et pour les intérêts de celle-ci. Il nie de fait la continuité établie par Jaurès entre croissance politique du prolétariat et de son parti, et nomination d’un ministre socialiste : « C'est le prolétariat, paraît-il, qui l'année dernière, a donné un tel coup d'épaule électoral que la brèche a été faite par laquelle Millerand a passé ? Une pareille thèse n'est pas soutenable. Il est arrivé au gouvernement appelé par la bourgeoisie gouvernementale. » 
Il y a ainsi deux analyses différentes de la situation : pour Jaurès, Millerand se trouve projeté au gouvernement par le même souffle qui a envoyé, quelques années plus tôt, les militants du SPD au Reichstag. Guesde, s’appuyant sur les expériences révolutionnaires passées et les tentatives de la bourgeoisie de s’attacher des chefs ouvriers pour mieux couvrir sa politique, défend au contraire que Millerand n’est pour Waldeck-Rousseau qu’un faire-valoir.
Il faut préciser que Jaurès rejette d’avance toute confiance inconditionnelle dans un tel ministre, encore moins un tel gouvernement : 
« Lorsqu'on soutient un ministère dans la société bourgeoise, même un ministère où il y a un socialiste, cela n'implique pas qu'on ait la naïveté d'attendre de ce ministère et d'aucun ministère bourgeois, l'entière justice et l'entière déférence aux intérêts du prolétariat. Nous savons très bien que la société capitaliste est la terre de l'iniquité et que nous ne sortirons de l'iniquité qu'en sortant du capitalisme. »
 Pour lui, accepter la participation gouvernementale de socialistes n’implique donc pas nécessairement d’accorder la moindre confiance au gouvernement, ni de nourrir la moindre illusion quant aux mécanismes de la société bourgeoise. La tâche d’un ministre serait ainsi de ralentir ces mécanismes, pour soutenir les luttes du prolétariat en quelque sorte de l’intérieur : 
« Nous savons aussi, dit Jaurès, qu'il y a des ennemis plus forcenés dans la société bourgeoise, des adversaires plus haineux et plus violents les uns que les autres ; et lorsque nous soutenons un ministère, ce n'est pas pour ce ministère, c'est contre les autres plus mauvais qui voudraient le remplacer pour vous faire du mal. » 
Cela ferait d’un ministre socialiste un moindre mal.
Pour défendre des positions contraires, Guesde et Jaurès ne se montrent pas moins soucieux de répondre à la même interrogation : un ministre socialiste sert-il son ministère bourgeois ou ses camarades socialistes ?
Sachant que Guesde se place sur le terrain du refus net des socialistes de s’installer dans les institutions de la bourgeoisie, Jaurès étend ce débat sur le terrain des municipalités....

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