MOLCER 4-Julien Chuzeville et Jean-Numa Ducange - Rosa Luxemburg (1871-1919) est une des figures les plus célèbres de l’histoire du mouvement ouvrier. Pourtant, qui connaît véritablement sa trajectoire et ses écrits, hors de cercles déjà bien informés ? Le présent dossier de Mouvement ouvrier entend revenir sur son œuvre à travers plusieurs contri- butions touchant à des problématiques essentielles (rapport à la révolution russe et à la démocratie, question nationale et internationalisme…) pour permettre de mieux connaître « Rosa la rouge ».
En guise d’introduction à cet ensemble, quelques mots sur la réception de son œuvre en France s’imposent, tant celle-ci reflète les soubresauts de l’histoire du socialisme et du communisme dans ce pays.


La réception de Rosa Luxemburg en France a été lente et difficile. Même si elle vit quelque temps à Paris au milieu des années 1890, elle ne publie pas à notre connaissance d’article dans la presse militante de langue française. Ses interventions lors des congrès socialistes internationaux la font cependant connaître, puis surtout à partir de 1898 sa participation au débat qui agite le Parti social-démocrate d’Allemagne (SPD), puis l’ensemble du marxisme mondial, à propos des thèses réformistes d’Eduard Bernstein. C’est en juin 1899 qu’une revue, Le Mouvement socialiste, traduit pour la première fois un article de Rosa Luxemburg en français. Ironie de l’histoire, le traducteur est un socialiste polonais, Ignacy Urbach, qui vit à Paris. Mais ce n’est que la traduction d’une partie du livre Réforme sociale ou révolution ?, le reste de l’ouvrage restant inédit en français encore plusieurs décennies.


Les textes de Luxemburg sont donc très rarement traduits en français à cette période. Pourtant, dans la presse socialiste allemande elle écrit régulièrement à propos des luttes politiques en France. Ce sont les positions qu’elle adopte qui expliquent qu’aucun des courants socialistes en France ne la traduit de façon régulière. Elle est en effet d’abord plutôt proche des « guesdistes », emmenés par Jules Guesde, qui se réclament du marxisme. Mais au moment de l’affaire Dreyfus, à partir de 1898, Luxemburg condamne leur refus de se jeter dans la lutte dreyfusarde, et elle soutient en conséquence Jean Jaurès. L’année suivante, nouveau retournement : elle s’oppose à l’entrée d’un socialiste dans un gouvernement bourgeois, ce qui la place en contradiction avec Jaurès, et la rapproche de Guesde et Édouard Vaillant.


Au cours des années suivantes, le socialiste Alexandre Bracke-Desrousseaux fait sa connaissance lors de congrès, et il traduit certains de ses textes – dont la brochure Grève de masse, parti et syndicats. Ici et là, son nom apparaît dans la presse française. Ainsi, lorsque le SPD devient le premier groupe politique au Reichstag en 1912, elle donne une interview à L’Humanité de Jean Jaurès qui est publiée en Une du journal.
Pendant la Première Guerre mondiale, les contacts sont quasiment impossibles entre la France et l’Allemagne, et la censure rend encore plus difficile la connaissance des textes de Luxemburg.
Son assassinat en janvier 1919 change la donne. Dès lors, « Rosa » fait partie des militantes et militants dont les noms sont régulièrement rappelés ; mais son œuvre de théoricienne n’est toujours pas traduite. On reste donc en surface : c’est une militante dont le nom est connu, mais quasiment pas sa pensée.


Il faut attendre le début des années 1930 pour que les choses commencent à changer. Des militants de différents courants du mouvement ouvrier, tous anti-staliniens, se font les traducteurs de textes de Luxemburg auparavant ignorés : citons André et Dori Prudhommeaux, Marcel Ollivier et Lucienne Rey. Cette dernière a la particularité de traduire des textes polonais, ce qui est le pan le moins connu de l’œuvre de Luxemburg. Marcel Ollivier s’occupe lui plutôt des textes économiques, et les Prudhommeaux des textes politiques. Ces traducteurs engagés convergent tous vers René Lefeuvre, militant et éditeur luxemburgiste. Lefeuvre dirige à partir de 1933 la revue Masses, qui fait une large part à Luxemburg. Il crée ensuite un Groupe Spartacus, courant politique qui souhaite faire vivre un marxisme s’inspirant de Rosa Luxemburg, et qui publie la revue Spartacus. Le nom est évidemment une référence à la Ligue Spartacus qu’animait Luxemburg en Allemagne à la fin de la guerre. En 1935, le Groupe Spartacus participe à la création de la tendance Gauche révo- lutionnaire, autour de Marceau Pivert. Mais le nom ne disparaît pas, puisque l’année suivante Lefeuvre crée les éditions Spartacus, qui existent encore de nos jours, et qui sont depuis cette époque l’un des principaux éditeurs de Rosa Luxemburg en français. C’est d’autant plus important que le Parti communiste est alors devenu stalinien, Luxemburg est donc pour lui infréquentable ; et du côté de la direction du Parti socialiste, elle est trop révolutionnaire.


À partir des années 1960 une nouvelle dynamique émerge, différents courants d’extrême gauche se développent et certains redécouvrent Rosa Luxemburg. L’accent n’est pas toujours mis sur les mêmes aspects : on trouve principalement son opposition au réformisme, sa critique du léninisme, son analyse de l’impérialisme, ses positions sur la question nationale, ou encore sur la conscience de classe, la bureaucratie, les grèves de masse, etc. Certains courants s’intéressent à certains de ces éléments mais pas à d’autres, voire occultent une partie d’entre eux. Mais il n’en reste pas moins que la pensée de Luxemburg fait écho à diverses préoccupations, débats et luttes dans le monde des années 1960-1970.


En plus des rééditions des publications antérieures, ce sont alors principalement trois traductrices qui permettent de faire connaître Rosa Luxemburg aux lecteurs francophones: Jacqueline Bois (dont nous publions le témoignage dans ce dossier), Irène Petit et Claudie Weill. Leurs traductions qui paraissent aux éditions Maspero, notamment dans la collection « Bibliothèque socialiste » de Georges Haupt, sont alors largement diffusées.
Parallèlement, le marxiste libertaire Daniel Guérin traduit et commente des textes de Luxemburg, de même que Gilbert Badia, historien dans le giron PCF, qui consacre sa thèse et des articles à Rosa Luxemburg ; il joue un rôle important dans sa réhabilitation partielle au sein des cercles proches du PCF, en publiant en 1969 aux Éditions sociales un choix de textes – où certains aspects de la pensée de Luxemburg sont néanmoins écartés. Sa démarche est parallèle au mouvement que l’on observe en RDA, où des œuvres sont publiées à partir des années 1960.
Par la suite, le rythme des publications diminue largement. Les éditions Maspero cessent d’exister, et La Découverte – qui en prend la suite – ne réédite qu’une partie de son fond. Comme dans d’autres périodes, les éditions Spartacus maintiennent à peu près seules la disponibilité des textes essentiels de Luxemburg.
Depuis 2008, la situation s’est nettement améliorée: l’édition en français des Œuvres complètes de Rosa Luxemburg est menée conjointement par le collectif Smolny (de Toulouse) et les éditions Agone (de Marseille). Cinq tomes ont été publiés pour l’instant, avec de nombreux textes inédits (des articles, des discours, des manuscrits), et plusieurs autres sont actuellement en chantier. La parution de ces volumes permet de mieux connaître les écrits d’une militante et théoricienne dont le recul du temps n’a fait que confirmer l’importance.

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