Molcer5Jean-Pierre Plisson

« CAMARADES QUI SOUFFREZ SOUS LE JOUG STALINO-FASCISTE ! Le pays est dirigé par la bande des réactionnaires staliniens… Toutes les libertés démocratiques sont anéanties. Les préceptes de Lénine sont bafoués. La IIIe Internationale a été dissoute…Une cascade d’impôts pille les travailleurs…Camarades, dressez-vous pour le combat. Anéantissez la bête sauvage Hitler et ensuite renversez Staline ! Vive la grande révolution populaire. »

Préambule de Jean-Jacques Marie à son dernier livre, c’est ce tract manuscrit collé en avril 1944 sur les murs de quelques maisons, que découvrent les habitants d’un quartier de Saratov (ville russe de la région de la Volga) signé La Société des jeunes révolutionnaires. Il s’agit d’un groupe d’une demi-douzaine de jeunes de onze à treize ans, constitué à l’automne 1943 en pleine guerre mondiale par Gueli Pavlov, dont les parents sont des cadres régionaux du Parti communiste de l’URSS. Ces jeunes avaient auparavant déjà collé seize tracts critiques envers le régime. Tel que Trotsky l’envisageait mais sans avoir eu explicitement connaissance de ses positions, considérant de fait l’URSS comme un « Etat ouvrier dégénéré », « ces jeunes n’envisageaient pas de modifier la structure économique et sociale de l’URSS et se proposaient d’effectuer une sorte de révolution politique ».

Ils ne sont pas les premiers et ne seront pas les derniers parmi les jeunes communistes à chercher la voie de l’organisation d’une opposition au régime stalinien. Ils «se situent sans le savoir dans la continuité d’une protestation individuelle, ou de plus en plus souvent collective » - dit Jean-Jacques Marie - face à la famine des années 1932-1933, qui ravage toute l’Union soviétique et fait sept millions de morts en Ukraine, au Kazakhstan et dans l’Altaï. Le régime répond à toute tentative de protestation par des mesures répressives, comme le décret du 7 août 1932 sur la « protection de la propriété socialiste », touchant le vol y compris d’un ou deux pains ou de quelques pommes de terre, même pour les enfants, passibles de la peine de mort dès douze ans, à partir d’avril 1935.

Puis la crainte d’un soulèvement contre le régime va conduire à la grande vague de répression déclenchée dès l’assassinat le 1er décembre 1934 de Sergueï Kirov, membre du bureau politique du PC de l’URSS, et qui conduit à la condamnation à mort de douze jeunes communistes totalement étrangers à l’affaire, prélude aux « procès de Moscou » de 1936-1938. Cette « grande terreur » dont le pic se situe entre le 2 juillet 1937 et le 17 novembre 1938, conduisant à un véritable « massacre de masse » fondé sur des quotas dans chaque région du pays et touchant près de 750 000 personnes. Face à la moindre critique qui aurait eu un écho sérieux dans les profondeurs du peuple russe, le régime déploie son puissant appareil coercitif. Le décret du 15 août 1937 évoque la condamnation des enfants de plus de quinze ans « en tant qu’enfants socialement dangereux » par le seul fait que leurs parents ont été arrêtés, déportés ou fusillés, en particulier comme anciens membres du Parti. On estime à près de 20 000, le nombre d’enfants de parents réprimés, envoyés en orphelinats. Mais c’est aussi de cette terreur même, dont personne ne peut alors se sentir préservé, que vont surgir « spontanément » de petits groupes de jeunes opposants.

Le 27 avril 1938, le NKVD (police politique de Staline) arrête le jeune et déjà grand physicien, Lev Davidovitch Landau (futur prix Nobel de physique en 1972), accusé d’avoir constitué depuis 1935, le groupe du « Parti ouvrier antifasciste » (une demi-douzaine de physiciens) à l’Institut technique de physique d’Ukraine (Kiev). Le texte qui lui est reproché, distribué en tract lors de la manifestation du 1er mai à Moscou, reprend en exergue la devise du manifeste communiste de Marx : « Prolétaires de tous les pays, unissez-vous » et poursuit : « La grande cause de la révolution d’Octobre a été trahie. Le pays est noyé sous des flots de sang et de boue… l’économie se désintègre. La famine s’annonce… Camarades, organisez-vous !

… Préparez un mouvement de masse pour le socialisme… Le prolétariat de notre pays, qui a rejeté le pouvoir du tsar et des capitalistes, saura se débarrasser du dictateur fasciste et de sa clique… ».L’offense est grave, quand on sait qu’à l’école, le culte de Staline était obligatoire : « Staline, tu es plus haut Que les hauts espaces célestes… Les étoiles de l’aube obéissent à ta volonté. Ton incomparable génie monte jusqu’aux cieux. » Landau sera condamné à huit ans de prison mais, comme physicien « utile », libéré au bout d’un an.

En mars de la même année, à Oulianovsk (Simbirsk), ville où est né Lénine, un groupe d’écoliers a constitué un « Parti panrusse contre Staline ». A l’automne, le NKVD saisit des écrits violemment antistaliniens qui circulent sous forme d’une lettre anonyme : « Cher camarade ! La vie vous est sûrement devenue follement insupportable… Une terreur moyenâgeuse, des centaines de milliers de gens innocents, les meilleurs, les plus dévoués, au pouvoir soviétique, torturés par le NKVD et fusillés… Les dirigeants du Bureau politique sont soit des fous, soit des suppôts du fascisme qui tentent de dresser le peuple contre le socialisme… Staline et les staliniens doivent être anéantis. » A cette date encore, le NKVD arrête six étudiants, dont quatre komsomols (jeunes communistes) de l’Institut pédagogique de Moscou se préparant à diffuser un tract pendant la manifestation du 7 novembre. En 1939, trois étudiants de Krasnodar (dont un fils de trotskyste condamné) sont arrêtés pour activité subversive puis quatre d’Ivanovo subissent le même sort pour avoir distribué onze tracts manuscrits. En mai 1940, le NKVD arrête un groupe de neuf écoliers sibériens, âgés de 14 à 17 ans, qui ont écrit une lettre à Staline ou ils déclaraient « inadmissible que l’on envoie en Allemagne fasciste des trains chargés de blé, alors qu’au même moment les Soviétiques souffrent de la faim. » En octobre de la même année, cinq jeunes de la République de Kirghizie, âgés de 16 à 18 ans, fondent le groupe Les Communistes authentiques. A la fin du printemps 1945, après une lecture prolongée de Lénine et de Marx, dix-sept élèves de l’école de Tcheliabinsk fondent une Union des jeunes socialistes permettant de « lutter, créer une organisation, élaborer un programme » en vue de rétablir le socialisme en URSS.

Ces tentatives de la jeunesse de retrouver la voie du socialisme originel, recoupent le malaise qui s’exprime plus en profondeur dans la classe ouvrière. Le 15 septembre 1941, dans une situation où trois mois après l’invasion de l’URSS par l’armée nazie, l’Armée rouge décapitée par son chef Staline recule en pleine débandade, des ouvriers de l’Oural écrivent une lettre anonyme à Staline. Ils s’y plaignent violemment des mesures prises contre les ouvriers depuis 1938, augmentant la durée de la journée de travail et condamnant à la prison tout ouvrier coupable de trois retards de plus de vingt minutes au travail : « La classe ouvrière - disent-ils - s’est trouvé un fossoyeur… sous la couverture de lois soviétiques » et dénoncent la situation de la jeunesse « à qui le système fasciste ne donne pas la possibilité d’étudier gratuitement jusqu’à l’enseignement supérieur. Quarante millions de jeunes n’ont pas aujourd’hui la possibilité de recevoir un enseignement secondaire… Il faut que les ouvriers eux-mêmes décident, qu’ils soient au pouvoir. » Cet exemple de résistance n’est pas la seule, et peut aller jusqu’à la grève contre des mesures ressenties comme iniques par les travailleurs, par un régime alors en pleine dérive. Toujours dans l’Oural, c’est ce qui arrive en août 1945, au lendemain de la victoire sur l’Allemagne nazie, quand 15 000 travailleurs cessent le travail du fait de la faim et de la surexploitation des enfants dans les usines.

Après la guerre, nourris par les contradictions internes du régime, « des groupes de komsomols se dresseront toujours par dizaines contre Staline » dit Jean-Jacques Marie, tel Le Parti communiste de la jeunesse au début de 1948, dont le fondateur Anatoli Gigouline avait mis sous forme de poème, sa réaction aux inégalités criantes de la société. : « Le palais du Kremlin brille de tous ses feux. Staline y vit dans le bien-être.  Et aux banquets il porte un toast Au peuple qui meurt de famine ». Et en décembre 1948, à Leningrad, le « Parti ouvrier marxiste (des communistes) » dirigé par trois étudiants. Aussi en octobre 1950, l’Union de lutte pour la cause de la révolution fondée par trois étudiants pour qui l’URSS est un Etat bonapartiste qui doit être renversé selon les principes définis par Lénine dans L’Etat et la Révolution.

En effet, la terrible sécheresse de l’été 1946 conduisant à la pire récolte que l’URSS ait connue, fait revenir la famine y compris en Ukraine. Staline, incapable de redresser la situation, reprend les décrets « sur la responsabilité pénale pour vol de la propriété sociale » qui conduisent les accusés au Goulag (camps de travail forcé). Les procès truqués cherchant l’éternel bouc émissaire vont donc reprendre. La chasse aux opposants (réels ou fabriqués), devenue arme incontournable du régime stalinien jusqu’à l’«  irrationnel », s’explique par la crainte de Staline et ses pairs de voir leur régime s’effondrer : « Sa peur ne fera que croître au fil des ans » - dit Jean-Jacques Marie - « Il se fera construire en même temps trente voitures blindées en acier, de sept tonnes deux chacune… il s’installe dans l’une des cinq voitures d’un cortège des voitures blindées  qui ne permettent pas de deviner dans laquelle des cinq il se trouve. » La mort de Staline, appel d’air pour la classe ouvrière, sème la panique chez ses complices au pouvoir, qui inventeront une « déstalinisation » ciblée permettant au régime de durer encore quelques temps, jusqu’à la chute finale dans le pouvoir corrompu que l’on connaît aujourd’hui.

Un excellent livre, qui réactive la compréhension de ce que fut la contre-révolution stalinienne, cette « répugnante mutation, après la mort de Lénine » pour reprendre les mots de Boris Souvarine.

                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                                        

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[1] - Andreï Kourionichev, Cahiers du mouvement ouvrier n° 5, mars 1999, p. 58-61.

[2] - Supra, p. 57-58.

 
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