Molcer 5, Eric Aunoble

NOTE DE LECTURE

Les Cahiers de Verkhnéouralsk – Écrits de militants trotskystes soviétiques 1930-1933. Traduction, présentation et notes de Pierre Laffitte, Pierre Mattei et Léna Razina, Pantin : Les Bons Caractères, 2022 ; 246 p. 17 €.

Tetradi Verkhne-Ural’skogo polititcheskogo izoliatora 1932-1933 – Sbornik dokumentov [Les Cahiers de l’isolateur politique de Verkhnéouralsk 1932-1933 – Recueil de documents]. Édition préparée par A.V. Gusev et A.V. Reznik, A.A. Fokine, V.V. Chabaline. Moscou : Trovant, 2022 ; 476 p.

En 2018, à l’occasion de la réfection de l’« isolateur » (prison) de Verkhnéouralsk les ouvriers découvrirent sous le plancher de la cellule 312 une série de manuscrits calligraphiés qui y avait été cachés par des communistes oppositionnels 85 ans plus tôt. Les autorités russes ayant autorisé la communication de ces documents, ils sont aujourd’hui proposés au public en russe et en français.

Ces textes sortis des catacombes apportent un nouvel éclairage sur ce qu’on ne connaissait qu’au travers de rares témoignages de survivants. On pense au livre d’Ante Ciliga, Dix ans au pays du mensonge déconcertant. Le communiste yougoslave, arrêté à Leningrad en mai 1930, fut incarcéré quelques mois plus tard à la prison de Verkhnéouralsk qu’il décrit comme « une île de liberté perdue dans l’océan de l’esclavage ». En effet, il était « stupéfait de la liberté de communication entre détenus qui régnait ». La bibliothèque, fournie en périodiques et livres récents, faisait de « Verkhnéouralsk, avec ses 200 ou 250 détenus, (...) une vraie université des sciences sociales et politiques – la seule université indépendante de l'URSS ! ». Dans ce cadre maintenu de haute lutte contre l’administration, « les détenus (…) consacraient toute leur énergie à la vie politique de la prison : rédaction et édition des journaux, articles, réunions et débats ».

La prison était un lieu rare de pluralisme. On y trouvait des mencheviks, des S-R et des anarchistes détenus depuis les années 1920. Parmi les communistes arrêtés pour la plupart après l’écrasement de l’Opposition unifiée en 1927, il y avait quelques représentants des premières factions dissidentes, tels les décistes (partisans du centralisme démocratique, constituée en 1919) et le Groupe ouvrier de Miasnikov (passé dans la clandestinité dès 1922). Plus de la moitié des prisonniers toutefois était « bolchevique-léniniste », c'est-à-dire trotskiste. Ces derniers étaient divisés en trois tendances, gauche, centre et droite. Les hasards de la conservation des documents et de leur découverte font que les textes retrouvés émanent d’une majorité formée de la « droite » et du « centre ».

Le niveau d’exigence de ces militants impressionne. Bien qu’ils réalisassent ces journaux à la main, ils mettaient un point d’honneur à les présenter comme des recueils sortis d’imprimerie avant de les faire circuler clandestinement dans la prison. Sur le fond, la richesse des références tant à l’actualité qu’aux débats idéologiques de l’époque ne rendent pas la lecture facile. Par là-même, on a toutefois une vision de l’intérieur des enjeux du début des années 1930. Peut-on critiquer la collectivisation tout en défendant non le retour à la NEP mais un cours résolu vers le socialisme ? Comment séparer le bon grain de la résistance prolétarienne au « Grand tournant » stalinien de l’ivraie du mécontentement des koulaks ou ex-koulaks ? Après l’arrivée au pouvoir d’Hitler, largement due à la politique suicidaire du PC allemand, quelles conséquences tant pour l’URSS que pour le mouvement communiste international ?

On voit l’intérêt historique et politique de ces documents. Leur exhumation dans la Russie actuelle a suscité une curiosité qui a sûrement garanti leur préservation pour le public. Cela n’avait rien d’évident, même avant la guerre contre l’Ukraine : rappelons que les archives de l’ex-KGB-NKVD-Guépéou sont toujours fermées, de même que certains fonds dans les dépôts pourtant officiellement « ouverts » de l’État ou du Parti. On ne sait d’ailleurs rien d’autres éventuelles découvertes dans la prison, alors que les documents publiés aujourd’hui ne reflètent qu’un des courants trotskistes de l’isolateur, courant dont la cellule 312 était semble-t-il le bastion. Toujours est-il que l’administration pénitentiaire locale a permis à un groupe d’historiens, dont notamment Alexandr Reznik et Alexandr Gusev, déjà connus pour leurs travaux sur les oppositions de gauche au stalinisme, de numériser les documents. Le volume publié en russe est l’aboutissement de leur projet de recherche universitaire.

Dans une démarche clairement militante, les éditions Les Bons Caractères publient une traduction partielle du corpus, à savoir les quatre textes qui avaient été rendus publics en russe au moment où l’équipe de LBC a commencé sa traduction en 2019. Leur travail est très complet et sérieux. La traduction ne présente pas les erreurs qu’on avait pu remarquer dans les versions françaises de certains textes publiées rapidement sur internet. L’appareil de notes explicite bien des allusions au contexte qu’un lecteur contemporain ne peut pas comprendre par lui-même. Enfin, Les Bons Caractères ont eu la bonne idée de faire précéder les documents retrouvés récemment de deux textes déjà publiés dans les Cahiers Léon Trotsky sous l’égide de Pierre Broué en 1980-1981 : ces lettres envoyées clandestinement à Trotski par des détenus de Verkhné-Ouralsk donnent un aperçu de leur organisation et de leurs débats en 1930.

Les trésors d’ingéniosité développés par ces communistes oppositionnels pour s’exprimer et communiquer entre eux et avec leurs camarades en URSS et à l’étranger peuvent paraître vains. Ils ne purent briser le talon de fer qui les écrasa impitoyablement quelques années plus tard, quand les trotskistes furent exterminés en 1937-1938 dans la masse des 750 000 « ennemis du peuple » exécutés lors de la Grande terreur. Il faut pourtant entendre ces voix resurgies du néant. Elles témoignent que, face à l’avilissement politique et moral d’anciens révolutionnaires devenus des satrapes staliniens, il restait des militants fidèles à leurs idées, jusque dans leur comportement face au pouvoir et à la répression. Selon les mots d’un vieux S-R croisé en détention par Chalamov en 1937, des gens dignes, « capables de faire de la prison ».

[1]Petite ville du sud de l’Oural, à 1700 km de Moscou.

[2]Ante Ciliga, Dix ans au pays du mensonge déconcertant (1938, 1950), Paris, Champ Libre, 1977, pp. 194, 197.

[3]Varlam Chalamov, Récits de la Kolyma, Lagrasse, Verdier, 2003, p. 370.

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