Molcer 5, Guillaume Doizy

Ces derniers mois, le dessin de Plantu a laissé place en « Une » du journal Le Monde à une succession de dessins de presse français ou étrangers, fournis par l’association Cartooning for Peace. Si cette « internationalisation » du dessin de presse a été largement entamée par l’hebdomadaire Courrier international, qui republie depuis ses origines des cartoons tirés de la presse étrangère, le phénomène n’est en fait pas nouveau. A la fin du XIXe siècle, la caricature et le dessin de presse ont déjà largement quitté le vase clos national. Cette circulation des œuvres et des dessinateurs trouve à la Belle époque une de ses expressions les plus marquantes dans la personne de l’italien Galantara. Socialiste, il fonde en Italie le journal L’Asino (L’Âne), tout en collaborant au fameux hebdomadaire satirique social-démocrate allemand Der Wahre Jacob et en France pendant quelques années à L’Assiette au beurre ainsi qu’au journal anticlérical Les Corbeaux.

Le Rire, un journal satirique conservateur fondé en 1894, republie comme d’autres journaux des vignettes piochées dans des quotidiens allemands, autrichiens, suisses, anglais, espagnols, mais également d’Amérique latine ou du Nord. Une véritable culture de la satire visuelle européenne sinon mondiale prend corps dans les pays industrialisés et s’exporte peu à peu via les colonies. Ce goût pour l’ailleurs se manifeste par un autre biais : certains journaux publient en effet leurs titres et légendes en plusieurs langues, comme c’est le cas de l’hebdomadaire Il Papagallo (Le Perroquet), qui circule dans les années 1890 en Italie, en France, en Allemagne, en Autriche, mais aussi dans les Balkans. Enfin, des dessinateurs de presse se mettent à voyager et diffusent leurs œuvres simultanément dans divers pays. Il peut s’agir d’exils forcés, pour échapper à la répression, comme c’est le cas des français Faustin et Pilotell après l’écrasement de la Commune de Paris de 1871, tous deux se réfugiant en Angleterre.

A la Belle époque, les dessinateurs ou leurs œuvres circulent largement. La revue L’Assiette au beurre, fondée en 1901 par un entrepreneur de presse d’origine hongroise, publie les caricatures de dizaines de dessinateurs étrangers, allemands, anglais, grecs, espagnols, portugais, etc., qui s’installent à Paris pour quelques années. De son côté, Moyano, un dessinateur homosexuel espagnol, rejoint Paris pour échapper à l’homophobie de son pays d’origine, et fournit des caricatures en 1909 à la première revue homosexuelle française, Akademos.

 

Naissance d’un trublion socialiste

Gabriele Galantara naît en 1865, dans une famille de petite noblesse ouverte aux arts. Inscrit dans une université scientifique à Bologne, il découvre dans cette période le journalisme et le dessin satirique. C’est dans la seconde moitié des années 1880 qu’il se lie d’amitié avec Guido Podrecca (1865-1923), figure majeure du socialisme à Rome dans les décennies suivantes. Dès 1887, tous deux fondent un premier journal satirique, Bononia Ridet, oscillant entre socialisme et anarchisme, à destination des étudiants de la ville. Le journal attaque le maire, considéré comme un traître aux idées républicaines, et se solidarise avec le mouvement ouvrier local, dénonçant la répression qu’il subit. Galantara et Podrecca sont même brièvement incarcérés pour incitation à la grève entre mars et mai 1891 et agitation contre les commerçants qui refusent de fermer boutique le 1er mai. Tous deux seront bientôt exclus de l’Université.

Fonder un journal satirique dans les années 1880 en Italie n’a rien de très original. En effet, depuis le lancement en France de La Caricature en 1830, l’Angleterre, l’Allemagne, l’Italie, l’Espagne, l’Autriche et bien d’autres pays plus à l’Est ont vu fleurir, d’abord dans leurs grandes villes, puis dans des centres urbains de taille plus modeste, des feuilles satiriques illustrées de caricatures et s’en donnant à cœur joie dans les périodes de liberté. Et si, en France le mouvement socialiste a longtemps fait preuve de frilosité à l’égard du dessin polémique, ailleurs comme en Allemagne ou en Italie, la jonction entre caricature et mouvement ouvrier a été plus fructueuse. Dix ans avant les débuts bolonais de Podrecca et Galantara dans la presse satirique, la social-démocratie allemande se dote d’un journal à caricatures de premier plan, Der Wahre Jacob, qui perdurera jusqu’à l’arrivée des nazis au pouvoir en 1933, avec des tirages largement supérieurs à ceux des périodiques satiriques français ou italiens.

C’est à Rome, en évoluant dans les milieux anarchistes, républicains et socialistes, que les deux compères vont fonder en novembre 1892 un des journaux satiriques italiens les plus fameux, L’Asino, c'est-à-dire « l’âne », à savoir le peuple, « utile, patient et battu » comme l’indique le sous-titre. Mais un âne qui peut s’avérer rebelle et radical, et qui donne quelques coups de sabot à l’occasion. Face au succès, Galantara et Podrecca tentent même une version quotidienne de leur journal satirique pendant quelques mois, mais ne parviennent pas à pérenniser l’expérience, revenant donc à une publication hebdomadaire....

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