MOLCER 5, Lorenzo Varaldo
Au cœur des luttes ouvrières de 1919
Le mouvement des Faisceaux de combat, dont dérive le mot fascisme, est né officiellement le 23 mars 1919 à l’initiative de Benito Mussolini, ancien socialiste, directeur de l’Avanti en 1912, mais exclu du Parti en 1914 en raison de ses positions interventionnistes. Au printemps 1919, ce mouvement semble encore marginal. Cette période se caractérise au contraire, par une mobilisation de la classe ouvrière et la montée du Parti socialiste. Cette mobilisation trouve son origine dans le mécontentement dû à la crise économique et à la pauvreté qui frappe toujours plus durement de larges couches de la population, en particulier la classe ouvrière. D’une part, la démobilisation de l’industrie de guerre et le poids de l’énorme dette créée pour la financer engendrent chômage et misère. De l’autre, les soldats qui rentrent de la guerre ne voient en rien satisfaites les promesses qui leur ont été faites. Ces deux données se conjuguent dans l’aspiration à « faire comme en Russie » qui se manifeste de manière consciente chez les ouvriers et dans l’ensemble du monde du travail. L’expression la plus importante de cette lutte est la conquête des « huit heures » sanctionnée le 20 février 1919 par un accord entre la FIOM (Fédération de la métallurgie et de la mécanique de la CGdL) et les industriels, accord qui sera progressivement étendu à toutes les autres branches. A Turin, dont Gramsci disait qu’elle était la « Petrograd d’Italie », l’accord sera appliqué avant le reste du pays à la suite d’une tractation directe entre ouvriers et industriels. Cette victoire, d’une forte portée symbolique, témoigne de la puissance de la classe ouvrière qui se sent à l’offensive et relance les luttes.
Face à ce mouvement, la bourgeoisie ne reste pas inactive. En même temps qu’elle cherche à s’organiser en matière de contrôle policier et de répression, elle développe une propagande visant à réconcilier les classes sociales autour de l’idée d’une renaissance nationale. Elle ne s’en tient pas à des paroles, elle organise des manifestations et prend des initiatives dans lesquelles s’intègre Mussolini qui commence à acquérir un certain espace, y compris en matière d’organisation. Quoi qu’il en soit, à ce moment, il n’y a pas d’espace politique pour une affirmation du fascisme et la classe ouvrière, par ses propres manifestations, occupe incontestablement le centre de la scène. Les fascistes ne restent pas pour autant spectateurs. Immédiatement, ils manifestent leur caractère violent et anti-ouvrier. Un des premiers épisodes violents a lieu le 15 avril 1919 à Milan, à l’occasion d’une grève générale locale. Un groupe nombreux d’arditi attaque une foule de manifestants socialistes puis prend d’assaut et détruit complètement le siège de l’Avanti. Cette action squadriste, la première en Italie, cause des morts et des blessés. Après cet assaut, les industriels de Milan collectent la somme (considérable pour l’époque) de 10 000 lires répartie entre les participants et décident d’augmenter le montant du financement des arditi qu’ils considèrent comme un corps légitime de défense des intérêts du patronat. La violence squadriste reçoit donc un premier soutien direct des industriels.
La classe ouvrière face aux premières violences fascistes
La réaction ouvrière ne se fait pas attendre et le lendemain, de nombreuses villes italiennes sont en grève générale dans un climat de grande tension. Peu après, le 1ermai 1919, le Faisceau cherche à s’ouvrir un espace et à se rendre visible dans plusieurs villes par des discours publics prononcés au siège du mouvement. Mais au même moment, dans les mêmes villes, des dizaines de milliers de travailleurs défilent pour la première fois depuis la guerre, preuve imposante de la puissance de la classe ouvrière et riposte au fascisme qui, à ce moment, bien qu’actif et cherchant à s’ouvrir un espace, ne réussit pas encore à gagner en crédibilité. Même les employés et une large frange des commerçants qui constitueront par la suite une partie de la base sociale du régime sont, à ce stade, plutôt attirés par la classe ouvrière qui est à l’offensive et qui réalise des conquêtes. « Au-delà de l’argument suivant lequel il a dû se battre pendant des mois contre d’autres organisations, le mouvement fasciste semblait incapable d’élaborer et de proposer une solution politique concrète aux multiples et graves problèmes de cette période. Nous en avons un exemple avec la protestation contre la vie chère qui, au début de juillet, provoque désordres et mises à sac dans plusieurs villes d’Italie. Non seulement elle permettra ultérieurement le vote d’une loi de blocage des prix mais elle pousse, dans l’immédiat les commerçants turinois à décider "sans discuter", comme le précise La Stampa, une réduction de 50% des prix de toutes les denrées alimentaires et de 30% de ceux des produits manufacturés, en premier lieu les chaussures. C’est une victoire sur toute la ligne de la classe ouvrière organisée qui profite automatiquement aux employés ».
Tout ceci se reflète dans les élections du 16 novembre 1919 qui voient l’affirmation du Parti socialiste (32,28% des suffrages) et dans une moindre mesure du Parti populaire (catholique) avec 20,53%, et une défaite des fascistes dont la liste ne recueille à Milan que 4657 voix. Les résultats sont similaires dans toute l’Italie. A Turin, les fascistes se présentent dans le cadre d’un « Bloc de la Victoire » qui obtient 13,2% sans qu’aucun fasciste soit élu. Nous sommes en plein dans ce que l’on appellera le Biennio Rosso qui culminera à l’été 1920 avec l’occupation des usines et donc au plus fort de la puissance de la classe ouvrière mais il est deux fronts sur lesquels le fascisme ne désarme pas. D’abord celui de la violence qui se manifeste aussi et surtout par des attaques contre les locaux ouvriers, syndicaux et politiques. En second lieu, les fascistes commencent à acquérir une certaine crédibilité et un certain soutien dans les régions plus rurales, dans les campagnes et les villages, particulièrement dans la plaine padane où commencent à se faire jour un soutien inconditionnel des propriétaires terriens et la collusion avec certains secteurs de l’État. Dans le domaine des violences, particulièrement au lendemain de la victoire électorale des socialistes de 1919, pendant que l’on fête la victoire à Milan, un ardito lance une bombe qui fait de nombreux blessés, certains grièvement. La réaction de la classe ouvrière est immédiate : la ville est paralysée par une grève générale. Bien différente est l’attitude de l’État : même si de nombreux militants fascistes et certains dirigeants éminents sont arrêtés, à cette occasion et en d’autres se manifeste de manière toujours plus évidente la collusion entre les forces de l’ordre et les groupes paramilitaires soutenus par les industriels, dans un climat qui voit également les ouvriers attaquer les gardes royaux.
Dans ce contexte cependant, en octobre 1920, lorsque cesse l’occupation des usines, le mouvement fasciste est à son étiage historique : « les faisceaux présents en Italie ne sont que 190, comptant quelques milliers d’adhérents. A Turin, centre de la classe ouvrière et du Biennio Rosso, les inscrits sont à peine 180 ». Mais en même temps, ils renforcent leur centralisation, se plient à un fonctionnement plus autoritaire, plus hiérarchique, et se montrent de plus en plus violents. Une partie de la noblesse savoyarde commence à les soutenir ouvertement ainsi que de larges secteurs de la petite et moyenne industrie, en réaction au « péril bolchévique ». En même temps, la fin de l’occupation des usines qui se solde en réalité pour la classe ouvrière par une victoire à la Pyrrhus, et qui dissipe toute perspective révolutionnaire, aboutit à un premier reflux des mobilisations. Si dans le cours de l’année 1920, les grèves ont été en Italie au nombre de 2 313 685 et les heures de travail perdues de 30 659 218, en 1921, on n’en dénombre plus que 723 862 pour un total d’heures de travail perdues de 8 110 063. La classe ouvrière est toujours debout mais la phase offensive est derrière elle.
Fin du Biennio Rosso, premier renforcement du fascisme
Dans cette situation, les fascistes se renforcent, portant la violence à un niveau jamais vu. Les violences squadristes font plier deux forteresses socialistes comme Bologne et Ferrare. Particulièrement significatif, est ce qui se produit à Turin dans la nuit du 25 au 26 avril 1921 : la Bourse du Travail est dévastée par les fascistes avec la complicité évidente des forces de l’ordre. Les travailleurs réagissent le 27 par une grève générale qui paralyse la ville mais le 1er mai suivant, les manifestations traditionnelles n’ont quasiment pas lieu : le fascisme semble avoir atteint son but. Dans le même temps, en février 1921, une scission du Parti socialiste donne naissance au Parti communiste d’Italie. Le climat change dans le pays en raison de la terreur squadriste. Dans plusieurs villages, les Chemises noires, armées par les grands propriétaires et équipées de camions et d’automobiles, multiplient les expéditions punitives. Après avoir détruit les organisations ouvrières en province, les fascistes commencent à attaquer plus fortement les travailleurs des grandes villes. En 1921, à Trieste, Modène, Florence et ailleurs, les Chemises noires prennent d’assaut les Bourses du travail, les bureaux des coopératives et les journaux ouvriers. Désormais, les fascistes jouissent de puissants appuis, de couvertures de la part de l’appareil d’État et du soutien toujours plus évident des industriels, convaincus que le « péril rouge » peut être combattu par un gouvernement fort qui surmontera l’instabilité. La police recrute pour leur compte, pousse les éléments criminels à les rejoindre, avec la promesse de différents types de bénéfices et d’immunités, met à leur disposition ses propres automobiles et les autorise à porter des armes, tandis qu’elle refuse fermement tout permis de port d’arme aux travailleurs et aux paysans...
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MOLCER n°5, décembre 2022 - Revue MOLCER
SOMMAIRE 1/ Introduction (voir sous les infos abonnement à la fin de ce sommaire) 2/ " Quand la gauche pensait la nation " interview de l'auteur Jean-Numa Ducange 3/ Gauches ukrainiennes par Eric ...
https://molcer.fr/2022/11/molcer-n-5-decembre-2022-a-paraitre.html
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