MOLCER 5, Rémy Janneau

Dans la seconde moitié du IIe siècle s’ouvre dans le monde romain la crise qui aura raison de la république et accouchera d’un régime nouveau : le principat. Une succession de guerres civiles s’y combine à de violents affrontements de classes.

«Homme libre et esclave, patricien et plébéien… »

 Massivement alimentée par les conquêtes et la piraterie, la main d’œuvre servile peut représenter, selon les régions, 30 à 70% de la population. De telles concentrations sont grosses de soulèvements sans commune mesure avec les révoltes rondement matées des siècles passés. Par deux fois, les  insurgés contrôlent une partie de la Sicile, écrasent les légions, élisent un roi et se dotent d’une administration. En 104, le danger se rapproche. Des troubles éclatent en Campanie…  À Rome, la plèbe, longtemps exclue de la direction de la cité, a conquis l’égalité des droits mais ses familles les plus prestigieuses se sont fondues avec les patriciens dans une nobilitas qui se réserve les magistratures et accroît son patrimoine foncier au détriment des paysans. Se rendant en Espagne en 146, Tiberius Gracchus traverse des campagnes italiennes «dépeuplées d’hommes libres et remplies d’esclaves barbares dont les riches se servent pour cultiver les terres d’où ils ont chassé les citoyens romains». Déracinée, la plèbe rurale s’entasse à Rome. Privés de gagne-pain par la concurrence des esclaves, beaucoup subsistent en entrant dans la clientèle de patrons qui leur assurent quotidiennement une sportule en nature et en argent. Les classes dominantes sont elles-mêmes profondément divisées. Entre la plèbe paupérisée et la nobilitas, s’affirme l’ordre équestre, les chevaliers, qui, riches propriétaires fonciers eux aussi, constituent cependant un ordre différent. Si la «carrière des honneurs» leur est théoriquement ouverte, plusieurs lois et la morgue d’une oligarchie sénatoriale définie par les magistratures exercées et le prestige des ancêtres les orientent plutôt vers l’exploitation des territoires conquis, l’affermage des impôts et les opérations bancaires. De plus, la question de la composition des tribunaux, particulièrement de ceux qui ont à connaître de la gestion des provinces et de la corruption, empoisonne pour longtemps les rapports entre les deux ordres.

 «Un climat insurrectionnel»

L’ager publicus cristallise particulièrement les tensions. Ces sols théoriquement destinés «aux citoyens sans propriété et sans ressources moyennant une faible redevance au trésor public» sont acquis par les riches en remboursement de prêts consentis à l’État, grâce à des prête-noms ou par l’expulsion manu militari des pauvres. Outre ses conséquences sociales, le phénomène a, dans une cité perpétuellement en guerre, des incidences fâcheuses. Les citoyens mobilisables se répartissent en centuries dont le cens s’échelonne des 100 000 as des plus fortunés aux 11 000 de la dernière. Ne possédant rien, les prolétaires en sont exclus. Or, en dépit d’abaissements successifs du cens des dernières centuries, la plèbe glisse massivement dans cette catégorie non mobilisable.

«Cet état de choses, écrit Appien, excitait le mécontentement du peuple romain». Conscients du danger, les Gracques vont tenter de redistribuer partiellement l’ager publicus. La lex sempronia initiée par Tiberius plafonne la part de chaque bénéficiaire à 500 jugères, avec  un supplément de 250 par enfant, un maximum étant fixé à 1000 jugères. Les sols restitués seront distribués par lots inaliénables de 30 jugères moyennant le paiement au Trésor d’un faible vectigal. Cette loi modérée mais  insupportable aux riches, qui ont investi sur ces terres indûment occupées, fracture violemment la cité: «Partout, écrit Plutarque, la multitude, qui prétendait avoir un droit de communauté sur les terres conquises, était en scission ouverte avec les propriétaires qui craignaient d’être spoliés»La tension est à son comble lorsque, contre toutes les règles jusqu’alors admises, Tiberius fait destituer par les comices son collègue Octavius dont le veto annulait sa loi puis sollicite un second mandat pour continuer son action, accroissant ainsi le poids du peuple dans la décision politique, concept familier aux Grecs, non aux Romains. La crise se dénoue par des violences encore inédites: Tiberius et 300 de ses partisans sont massacrés par les sénateurs et leurs hommes de main.

12 ans plus tard, pour avoir réactivé la loi de son frère (la taille des lots redistribués étant portée à 200 jugères) complétée par un programme ambitieux (grands travaux, abaissement du prix des vivres, distributions gratuites de blé, création de colonies où lotir les indigents), Caius tombe à son tour sous les coups de l’oligarchie. 3000 de ses partisans sont abattus par les archers crétois dont le Sénat a loué les services. Désespéré, lui-même se fait tuer par un esclave. Le Sénat abroge l’inaliénabilité des lots ce qui permet aux riches de les racheter à vil prix ou d’en chasser les bénéficiaires.

Le programme des Gracques sera repris par ceux que Cicéron appellera les populares, le «parti populaire». Le problème agraire resurgit en effet à partir de 106 sous les consulats successifs de Marius, chevalier d’humble origine auréolé de ses victoires sur le roi des Numides Jugurtha puis sur les Cimbres et les Teutons. Son programme (attribution de terres, lotissement des vétérans, distribution de céréales) répond aux attentes de la plèbe. Mais débordé et homme d’ordre malgré tout, il se retourne sous la pression du Sénat, contre l’aile la plus radicale des populares et fait tuer le tribun Saturninus qui a, dans un climat d’extrême violence, imposé une loi agraire attribuant aux pauvres des terres en Gaule Cisalpine.  On entrevoit ici le ressort social des guerres civiles du 1er siècle. A la nobilitas, crispée sur ses privilèges s’opposent des généraux ambitieux conscients de la nécessité de s’appuyer sur la plèbe et, par conséquent, de ne pas ménager promesses et concessions. Leurs entreprises vont être facilitées par la substitution progressive du recrutement de volontaires, y compris les prolétaires, au traditionnel recrutement censitaire. Traditionnellement citoyen en armes, le légionnaire devient le client d’un général dont il attend butin, terre et gratifications...

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